Le Bal Des Maudits - T 2
en essuya le goulot avant de la tendre au gardien. Il le regarda jalousement prélever sur son contenu un honnête pourcentage.
– Je ne bois que les jours de fête, annonça le gardien en lui rendant la bouteille.
Michael la remit dans sa poche.
– Quel jour est-on ? demanda-t-il. Noël ?
– Comment, t’es pas au courant ?
– De quoi ?
– Nous avons débarqué ce matin, mon pote. C’est le jour J. T’es pas content d’être ici ?
– Comment le sais-tu ? demanda Michael, soupçonneux.
– Eisenhower a fait un discours à la radio. Je l’ai entendu, dit le garde. « Nous sommes en train de libérer les Français », qu’il a dit.
– Je savais qu’il y avait quelque chose de pas clair, intervint l’un des prisonniers, un petit homme à la mine réfléchie, qui avait écopé de trente ans pour avoir mis knock-out son lieutenant dans la salle du rapport. Ils m’ont offert hier de m’amnistier si je voulais retourner dans l’infanterie.
– Et qu’est-ce que tu leur as répondu ? demanda Fahnstock intéressé.
– D’aller se faire f…, dit le prisonnier. Je serais pas plus tôt amnistié que je me retrouverais dans un cimetière militaire.
– Ferme ta gueule, dit le gardien, et pousse-moi cette brouette. Whitacre, encore une gorgée, pour célébrer le jour J.
– Je n’ai rien à célébrer, objecta Michael, tentant de sauver son gin.
– Sois pas ingrat, dit le gardien. Tu es ici bien au sec et en sécurité, au lieu d’être allongé sur une place, avec un shrapnel dans le cul. Tu as des tas de choses à célébrer.
Il tendit la main. Michael lui remit la bouteille.
– Du gin qui me coûte deux livres le cinquième, gémit Michael.
– Tu t’es fait voler, ricana la garde.
Il but longuement. Les deux prisonniers le regardèrent, assoiffés et nostalgiques. Le garde rendit la bouteille à Michael. Michael but. Pour fêter le jour J. Lorsqu ’il eut fini de boire, il sentit une vague de neurasthénie le balayer des pieds à la tête. Il avait pitié de lui-même. Il regarda sévèrement les deux prisonniers en remettant sa bouteille dans sa poche.
– Ce vieux Roosevelt doit être content, dit Fahnstock. Y a enfin des tas d’Américains qui sont en train de se faire casser la gueule.
– Je parie qu’il en a sauté de son fauteuil à roulettes, dit le gardien, et qu’il est en train de valser sur les planchers de la Maison Blanche.
– J’ai entendu dire, souligna Fahnstock, que le jour où il a déclaré la guerre à l’Allemagne il a donné un grand banquet à la Maison Blanche, avec des dindes et des vins français, et qu’à la fin du banquet les invités et les invitées se sont tous entre-b… sur les tables et sur les bureaux.
Michael respira profondément.
– C’est l ’Allemagne qui a déclaré la guerre aux États-Unis, dit-il. Je m’en fous éperdument, mais c’est comme ça que ça s’est passé.
– Whitacre est un communiste de New York, expliqua Fahnstock au gardien. Il est fou de Roosevelt.
– Je ne suis fou de personne, dit Michael. L ’Allemagne et l’Italie nous ont déclaré la guerre. Deux jours après Pearl Harbor.
– On va mettre ça aux voix, dit Fahnstock.
Il se tourna vers le garde et les deux prisonniers.
– C’est nous qui l’avons déclarée, dit le gardien. Je m’en souviens comme si c’était hier.
– Les gars ? dit Fahnstock aux deux prisonniers.
Tous deux acquiescèrent.
– C’est nous qui l’avons déclarée, dit l’homme qui avait assommé son lieutenant et refusé une amnistie.
– D’ac’! dit l’autre prisonnier.
Il avait été dans l’aviation, jusqu’au jour où on l’avait surpris, dans le Pays de Galles, en train d’encaisser des faux chèques.
– Et voilà, dit Fahnstock. Quatre contre un, Whitacre. La majorité. T’es battu.
À travers le brouillard de l’alcool qu’il avait absorbé, Michael regarda Fahnstock. Et soudain il lui fut impossible de supporter plus longtemps le spectacle de ce visage boutonneux, méprisant et ricaneur. « Pas aujourd’hui, pensa lourdement Michael, pas un jour comme aujourd’hui. »
– Espèce de salaud illettré, dit clairement Michael, Ouvre-la encore et je t’étrangle de mes propres mains.
Les lèvres de Fahnstock remuèrent à peine. Un long jet de salive en jaillit, épais, brun, et malodorant. Le jus de tabac se répandit sur le visage de Michael. Michael bondit sur
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