Le Baptême de Judas
commissure de ses lèvres et lui souilla la barbe sans qu’il prenne la peine de l’essuyer. Il toussota à nouveau.
— Je suis Norbert de Craon, déclara-t-il de sa voix éraillée. Mon nom ne te dit sans doute rien.
— Non.
— C’est fort bien ainsi. Il vaut mieux que l’on ne me connaisse point.
Il avisa Payraud.
— Jacques, apporte un fauteuil à notre invité, tu veux bien ?
L’autre hocha la tête et se rendit prendre la chaise la plus proche pour la ramener près de la table.
— Merci. Tu peux aller te reposer, maintenant, dit Norbert. Après cette longue chevauchée dans la neige et le froid, tu le mérites.
— Et te laisser seul avec lui ? rétorqua Jacques, visiblement étonné. Tu n’y penses pas !
— Ne crains rien, fidèle ami. Notre invité est bien trop curieux de connaître les raisons de sa présence ici pour me faire du mal. Pas vrai, Gondemar ?
— Après tous ces mystères, j’aimerais savoir ce que je fais ici, en effet, répondis-je, déconcerté par cette marque de confiance inattendue.
— Voilà une attitude avenante qui nous sera utile, approuva le vieillard en hochant la tête.
Jacques de Payraud soupira bruyamment, contrarié.
— Mais, maître, insista Jacques.
— Tu as tes ordres, dit Norbert, un peu plus sèchement.
— Bien, puisque c’est ce que tu souhaites.
Le templier fit demi-tour et se rendit à la porte. Avant de l’ouvrir, il hésita, consulta une ultime fois le vieil homme du regard et en fut quitte pour un petit geste impatient de la main qui l’invitait à prendre congé. Il sortit et referma derrière lui, me laissant seul avec Norbert.
— Pauvre Jacques, ricana le vieillard. Tu l’as humilié. Il est fier. Je crains qu’il ne t’en tienne rigueur longtemps.
— Grand bien lui fasse, rétorquai-je.
— Prends place et verse-toi du vin, Gondemar. Nous avons à parler et notre entretien sera long. Aussi bien le faire de façon civilisée.
Malgré le pouvoir évident qu’il détenait, le vieil homme ne dégageait ni menace, ni arrogance. Au contraire, il me paraissait aussi accueillant qu’un grand-père patient et affectueux qui s’apprêtait à raconter une histoire à un enfant qu’il affectionnait. N’avait-il pas posé le premier geste de confiance en restant seul avec moi ? Il savait pertinemment que je pouvais lui rompre le cou d’une seule main, mais il s’exposait au risque sans le moindre signe d’inquiétude. L’honneur exigeait que je lui rende la pareille.
Je m’assis donc et remplis l’autre coupe qui se trouvait sur le bureau. Puis je comblai la sienne. Il me remercia d’un geste élégant de la tête. Dans ma vie, je n’avais jamais tenu autant d’or et, malgré moi, je soupesai ma coupe pour en apprécier le poids.
— Je sais, ricana le vieil homme en comprenant mon émerveillement. L’or est une chose impressionnante, mais désespérément superficielle. En vieillissant, on comprend que toute richesse est futile. Elle corrompt le cœur et l’âme, et conduit aux pires ignominies. Malheureusement, lorsqu’on le réalise, il est trop tard.
— Pourtant, t’en voilà fort bien entouré, dis-je.
— Bof, ce ne sont que des babioles rapportées d’Orient, dont on m’a affublé. Un simple gobelet d’étain ferait aussi bien mon affaire.
J’avalai une gorgée pour me donner une contenance et reconnus le nectar riche et fruité du Sud. Puis, pour la première fois, je survolai du regard l’endroit où nous nous trouvions. Je constatai avec étonnement qu’il ne s’agissait pas d’un édifice érigé de main d’homme, mais bien d’une caverne qui avait été aménagée pour être habitable. Les parois inégales, drapées de luxueuses tapisseries orientales qui coupaient l’humidité, se rejoignaient en hauteur pour former une impressionnante voûte où des stalactites pendaient comme des glaçons. Dans un coin, une ouverture dans le roc avait été convertie en âtre. Un feu y ronflait et réchauffait la pièce, sa fumée s’échappant sans doute par une cheminée naturelle jusqu’à la surface. Plusieurs braséros remplis de braise contribuaient aussi au chauffage. Çà et là, quelques magnifiques candélabres sur pied, en or et en argent, s’ajoutaient aux torches installées dans des supports fixés dans la pierre. Le sol était fait de dalles de pierre grise assemblées au
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