Le Baptême de Judas
coudes et forma un triangle avec ses doigts devant son visage. Il ferma les yeux, comme s’il cherchait à regrouper ses idées, puis inspira profondément.
— Alors. Voyons si ma vieille cervelle peut encore servir à quelque chose. Selon mes informations, tu es né en l’an 1185, fils de Florent, seigneur de Rossal, et de sa troisième femme, Nycaise. Tu es né voilé et les croyances qui se rattachent à cette particularité t’ont causé bien des tourments. Tu sembles avoir eu une enfance à peu près normale, si l’on excepte la solitude. À compter de ta quatorzième année, après que ton village a été victime de pillards, ton père a engagé Bertrand de Montbard comme maître d’armes. Tu as été son élève et il a fait de toi un guerrier au moins aussi redoutable qu’il l’était lui-même, ce qui n’est pas peu dire. Je n’en suis d’ailleurs pas étonné, ajouta-t-il. Le bougre n’en imposait pas moins à autrui qu’il n’exigeait de lui-même. Il n’aurait toléré rien de moins que la perfection de celui qu’il formait.
Il étendit le bras vers sa coupe et but une gorgée, ses yeux me scrutant attentivement par-dessus le rebord, guettant visiblement ma réaction.
— Tu connaissais Montbard ? demandai-je, incapable de masquer mon étonnement.
— Bien sûr, et depuis beaucoup plus longtemps que toi, ricana-t-il. Je l’ai côtoyé en Terre sainte alors qu’il était un tout jeune templier. Il avait encore ses deux yeux ! Il a souvent combattu sous mes ordres, jusqu’à la débâcle des Cornes de Hattin. Cette bourrique orgueilleuse de Gérard de Ridefort nous a presque tous fait occire. Montbard et moi avons été parmi les rares chanceux à nous en sortir vivants.
Il s’arrêta pour boire quelques gorgées de plus, se remémorant des souvenirs qui n’appartenaient qu’à lui. Dans la lumière du feu qui dansait dans ses yeux, je vis que, malgré la décrépitude de son corps, son âme, elle, était toujours celle d’un guerrier.
— Bon, que disais-je ? reprit-il. Ah oui. En l’an 1209, tes parents sont morts fort cruellement aux mains de brigands qui ont pillé ton village alors que tu t’étais absenté pour te rendre à la foire en compagnie de Montbard. Ils n’ont laissé que des ruines fumantes. Tu n’as guère apprécié que le prêtre du village ait défendu aux villageois de résister et tu es entré dans une colère terrible. Tu as achevé le curé et brûlé tout le monde dans l’église.
Malgré moi, je baissai les yeux de honte. Pour la première fois, on me le jetait à la face et je n’avais aucune intention de m’en défendre. Ce geste avait forgé le reste de mon existence et, s’il pesait lourd sur ma conscience, je l’assumais. Je me tus et attendis la suite.
— Après avoir exercé une vengeance tout à fait justifiée sur les brigands, reprit Norbert, au cours de laquelle tu as notamment tranché la main de leur chef en plus de le marquer au front, tu as pris le chemin du Sud pour te joindre à la croisade contre les cathares. Tu es arrivé à Béziers en compagnie de Montbard et de sire Evrart de Nanteroi. Là, tu t’es présenté à Arnaud Amaury pour mettre ton bras au service de l’Église. Tu as participé au massacre et on raconte que tu y as fait une boucherie aussi enthousiaste que remarquable, n’épargnant ni femmes, ni enfants.
— Nom de Dieu, tu connais la couleur des poils de mes génitoires, aussi ? m’insurgeai-je.
— Je ne me suis jamais préoccupé de ce détail, mais à voir la couleur de ta tignasse et de ta barbe, je m’en doute un peu, rétorqua-t-il du tac au tac en m’adressant un clin d’œil espiègle.
Malgré moi, je commençais à trouver ce vieillard aussi sympathique qu’intrigant. Je me disciplinai pour tenir cette impression en échec, car s’il avait ordonné qu’on me mène devant lui pour discuter, il avait d’abord commandé mon assassinat sur la route vers Carcassonne. Je devais donc conserver une saine méfiance et être patient si je voulais cerner ses intentions.
— À Béziers, tu as été gravement blessé, continua Norbert. Un trait d’arbalète en plein front, me rapporte-t-on. Mais le hasard fait parfois bien les choses. Dame Pernelle, que tu connaissais depuis l’enfance et qui avait quitté ton village après avoir été outragée par des brigands, t’a retrouvé et t’a ramené à Minerve. Incroyablement, à force de soins,
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