Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
transmis son savoir à suffisamment d’hommes de grande valeur. Mais il considérait surtout avoir atteint l’objectif qu’il s’était fixé en affrontant à son arrivée ce vénérable jury d’aristotéliciens : que la géométrie soit affaire de géomètres, l’astronomie, d’astronomes, la mécanique, d’ingénieurs. Que, dans le domaine des sciences naturelles, l’observation physique prenne toujours le pas sur la spéculation philosophique ; et l’expérience sur la controverse théologique. Il laissa une quantité considérable de ses écrits à la Bibliothèque, qui n’étaient pas tous de géométrie pure. Je te ferai lire, Amrou, si tu en as la patience, son Introduction à l’Astronomie , elle est limpide comme l’eau d’une source. Ailleurs, il parle de l’optique ; ailleurs encore, de la fabrication d’objets aidant au travail des hommes, ailleurs enfin une Introduction harmonique . Tu y entendras les plus belles des musiques, sans que joue le moindre instrument.
Euclide disparut donc d’Alexandrie, mais avant, il légua son bâton à celui qu’il considérait comme le plus audacieux et le meilleur de ses disciples, un astronome ressemblant fort au jeune homme insolent qui avait affronté, bien des années plus tôt, Démétrios et Ptolémée Sôter : un certain Aristarque de Samos.
Où Amrou fait sa cour
— Ta voix est si mélodieuse, Hypatie, qu’elle me suffit à comprendre pourquoi musique et géométrie sont sœurs l’une de l’autre. Mais je ne puis, hélas, t’emmener jusqu’à Médine y chanter les beautés de la science devant le calife. Omar est persuadé qu’apprendre à lire aux femmes est nuisible à leur éducation naturelle ; que cette fleur d’innocence qui caractérise une vierge commence à perdre de son velouté, de sa fraîcheur, du moment que l’art et la science la touchent… Il en déduit que les femmes ne sont bonnes qu’à rester dans la maison, entre les enfants et la cuisine. Ta beauté, ton savoir, ta liberté seraient pour lui comme les pires des vices de Lilith !
— Tu sers, Amrou, un bien sévère monarque, répondit Hypatie qui ajouta non sans coquetterie : et si tu cherches à me plaire en me vantant les mérites de ton pays et de ta religion, tu ne prends pas là le meilleur chemin.
— Si tu n’as retenu de l’œuvre d’Euclide que la voix de celle qui te l’a racontée, je ne vois guère quel argument tu pourras en tirer pour convaincre ton maître, intervint Rhazès avec une certaine hargne.
— Je ne suis pas votre avocat, répliqua Amrou sur le même ton. Et depuis quand les vaincus donnent-ils la leçon au vainqueur ?
— Et moi, je ne suis pas Byzance, pour me considérer comme ton vaincu, dit le médecin. Je ne suis pas soldat non plus : mon métier est de sauver les vies, pas de les supprimer.
— As-tu saisi l’utilité de la géométrie, Amrou ? intercéda Hypatie.
— Selon tes dires, elle servirait surtout à construire des temples idolâtres, grommela le général. Nous n’avons pas besoin, nous autres, d’architectes pour prier Dieu.
— As-tu vu, Amrou, demanda Philopon, le long du Nil, ces longs engins qui font monter l’eau sans effort jusque dans les champs comme si elle était attirée vers le haut ? Celui qui inventa cette vis sans fin, Archimède, était un disciple d’Euclide. Il imagina aussi une manière infaillible de démasquer les faussaires, grâce à un traité d’Euclide, Du Léger et du Lourd. Il bâtit également des machines de guerre qui devraient t’intéresser, général, et qui te feront immanquablement triompher de tes ennemis. Quant à l’immense lanterne qui domine l’île de Pharos, je ne suis pas sûr qu’elle aurait pu guider tant de marins à bon port depuis tant de siècles, sans une autre œuvre d’Euclide, L’Optique.
— Tout cela est bel et bon, dit Amrou, mais ces engins et ces machines tous aussi ingénieux les uns que les autres ont été inventés voici bien longtemps. On sait maintenant comment les fabriquer sans avoir recours à ces livres anciens. Et si j’étais Omar, je sais bien ce que je vous dirais : « Gardons ces inventions, puisque Dieu a permis qu’elles existent. Il les destinait sans doute aux vrais croyants. Mais brûlons ces livres puisqu’il a voulu aussi nous offrir, par la voix de son Prophète, la seule parole qui tienne, la Sienne, dans laquelle sont contenues toutes les autres. »
— Tu lui répliqueras alors,
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