Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
éloignement –, l’angle formé par les droites qui joignent le Soleil à la Terre, et le Soleil à la Lune, n’est pas nul…
— Oui, mais comment t’y prends-tu pour mesurer cet angle ? intervint le grand-prêtre en ricanant. Te rendre en personne sur le Soleil, peut-être ?
— Là encore, Euclide répond à ma place. Cet angle n’est que le complément à un droit de l’angle fait par les droites de la Lune et du Soleil vues depuis la Terre. J’ai bien dit : vues depuis la Terre. Cet angle peut donc être mesuré.
— Et alors ?
— Alors cet angle, par résolution simple du triangle droit formé par la Terre, le Soleil et la Lune en son premier quartier, cet angle magnifique, dis-je, donne le rapport entre les distances de la Terre au Soleil et de la Terre à la Lune ( voir Note savante #5 ) !
— Astucieux, en effet, dit le roi qui leva la main pour intimer l’ordre de se taire au grand-prêtre, lequel était à deux doigts d’étouffer de rage car il n’avait rien compris et sentait le procès lui échapper.
— Ainsi, conclut Aristarque, ne t’étonne point, roi, de pouvoir démontrer, au prix d’un modeste effort de pensée et de l’universelle géométrie d’Euclide, que ce disque qui nous paraît hors d’atteinte et brûle nos regards, est à distance finie, et de rapporter cette distance à la Lune, l’astre qui éclaire nos songes !
Le procès d’Aristarque aurait dû se conclure là, par le triomphe évident du savant. Mais vois-tu, Amrou, ceux qui par la science vont au plus haut du monde, ceux qui par l’intelligence scrutent le fond des cieux, ceux-là, pareils à la coupole du ciel, la tête renversée, vivent dans leur vertige. Et le plus souvent, ils tombent dans le précipice ! Aristarque de Samos était de cette race. C’est pourquoi il ne put s’empêcher de poursuivre, d’un ton faussement négligent :
— Puisque vous me faites l’honneur d’accepter mon raisonnement, eh bien vous en accepterez la rigoureuse conséquence. À vrai dire, mon traité Des Grandeurs et des Distances n’était qu’une modeste introduction à l’ouvrage que je viens juste d’achever, L’Hypothèse.
— Ah ! Et quelle autre hérésie profères-tu dans ton « hypothèse » ? interrogea le grand-prêtre avec une joie non dissimulée, espérant que cette fois l’astronome irait se fourvoyer dans une voie sans recours.
— J’en déduis d’abord pour l’Univers des dimensions beaucoup plus grandes que celles que nous venons de dire. De même que la Terre joue le rôle de point par rapport à la sphère du Soleil, le Soleil joue lui-même le rôle de point par rapport à la sphère des étoiles fixes. Et puisque le Soleil et le ciel des fixes sont si lointains, il est déraisonnable de penser que de si grands corps puissent tourner en bloc, et en seul jour, autour d’une aussi petite Terre.
— Absurdité ! Nos yeux nous montrent que c’est la grande voûte du ciel qui tourne ! L’évidence le crie !
— Grand-prêtre, si tu consentais à faire un tour complet sur toi-même en regardant défiler sous tes yeux les flambeaux qui ornent les murs de cette salle circulaire, n’aurais-tu point l’impression que c’est la salle qui tourne, et toi qui demeures immobile ?
Un silence stupéfait figea l’assemblée des juges durant quelques secondes.
— J’affirme donc que les étoiles fixes et le Soleil restent immobiles, reprit Aristarque en scandant ses mots. J’affirme que la Terre tourne autour du Soleil sur une circonférence de cercle. J’affirme que le Soleil occupe le centre de cette trajectoire, et que la sphère des fixes s’étend autour du même centre que le Soleil !
Deuxième silence stupéfait, brisé par un cri angoissé du grand-prêtre :
— Mais s’il en est ainsi, la Terre n’est plus le centre de l’Univers !
— Elle ne l’est plus, car elle ne l’a jamais été.
— Et la voûte céleste ne tourne plus harmonieusement au-dessus de nos têtes, car selon ta prétention insane, ce serait nous qui tournons autour du Soleil !
— Comme la luciole autour de la lanterne du monde, approuva Aristarque, imperturbable.
— Comme la luciole ! Misérable ! Te prends-tu donc pour un dieu pour te permettre d’un coup de bâton et de quelques chiffres posés sur un papyrus de détruire l’ordre du monde, d’insulter à la mémoire de tous les sages depuis la nuit des temps ? Roi, cet homme est allé trop loin.
Weitere Kostenlose Bücher