Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
raison. C’est évident. Et pourtant cela est pour moi une découverte, une révélation.
— Révélation, non pas, roi, car tu as déjà lu cette phrase, au début de mes Éléments. Et tu n’y as pas fait attention, tellement cela te paraissait évident. Un peu comme si tu avais lu « tout homme est mortel » au milieu d’un livre de philosophie. Cette phrase aurait glissé sous ton regard sans l’accrocher, une phrase sans importance. Ce qui est important, c’est que Socrate fut un homme, et simplement un homme. Tel est l’essentiel.
Et Euclide s’enflamma. Partant d’un point et déployant les dimensions, il construisit tout un univers de formes parfaites. Il devint bâtisseur de monuments magnifiques, arpenteur des étoiles. Des nombres qu’il chantait s’éleva la plus harmonieuse des musiques. Aucun dieu n’interférait dans son chant. Son hymne géométrique était dédié aux hommes, et non à l’Olympe.
Ptolémée, envoûté, resta longtemps silencieux après qu’Euclide eut fini son exposé. Enfin, il dit seulement :
— Sois le bienvenu au Musée !
On ne sait combien d’années Euclide resta à Alexandrie. Très vite, sa réputation fut telle qu’on accourut de partout pour assister à ses cours, et l’on peut dire que tout ce que l’époque comptait de mathématiciens, d’astronomes et d’ingénieurs devinrent ses disciples. Cela ne l’empêcha pas, au contraire, de poursuivre son œuvre et d’accumuler découverte sur découverte. Il fit aménager un dôme au-dessus de la salle à manger du Musée, avec un observatoire sur la terrasse supérieure.
Mais Euclide avait pour habitude de donner sa leçon sur la plage, au-dessous des murailles du quartier des palais. D’un gros bâton droit et long, il traçait des figures sur le sable, devant ses élèves accroupis. Il le maniait avec tant de virtuosité qu’on eût dit que c’était le bâton seul qui, d’un mouvement souple, inventait ces formes rigoureuses. Comme un de ses élèves fortunés lui demandait à quoi pouvaient servir ses leçons, Euclide se tourna dédaigneusement vers un de ses esclaves : « Donne-lui une pièce de monnaie, puisqu’il doit gagner quelque chose au moyen de ce qu’il apprend. »
Le roi assistait volontiers à ces cours, familièrement assis parmi les auditeurs. Ce jour-là, pourtant, Ptolémée paraissait soucieux. Comme un bon élève, il leva le doigt et dit :
— Je viens de lire ton cinquième livre des Éléments. Il est sans doute fort beau, mais je n’ai rien compris. N’y a-t-il pas un chemin plus court pour définir la notion de rapport ?
— Il n’est pas dans les sciences de voie directe réservée aux rois, répliqua Euclide qui reprit son bâton et poursuivit son cours.
Je connais bien des monarques, Amrou, et même des califes, qui n’auraient pu tolérer pareille insolence. Des monarques et des califes qui refuseraient d’admettre que devant les sciences et les lois de la nature, ils sont égaux aux autres hommes, et parfois même plus petits. Alors, plutôt que de s’incliner devant cette grande vérité, ils la brûlent. Ptolémée n’était pas de ceux-là.
Le roi mourut peu de temps après. Le fils qu’il avait eu de Bérénice lui succéda sous le nom de Philadelphe, et poursuivit son œuvre. Démétrios tenta de lui opposer son frère aîné, le rejeton d’Eurydice, dont il avait été le précepteur. Mais ses intrigues furent vaines. Le fondateur du Musée fut tué peu après par la morsure d’un serpent. Certains prétendent que le reptile ne pénétra pas tout seul dans sa chambre…
Les premières années de Ptolémée II Philadelphe furent plutôt celles du règne d’Euclide, du moins dans le Musée. Venus de la Grèce entière, les savants, jeunes et vieux, restaient à Alexandrie. Athènes, qui avait été des siècles durant au centre du monde des mathématiques et de l’astronomie, déclina devant les feux qui illuminaient désormais l’Égypte. Des feux qui ne devaient plus s’éteindre avant longtemps et couvaient encore sous la cendre, jusqu’à ton arrivée, Amrou.
Puis un jour, Euclide s’en fut, on ignore pour quelle destination. Il voulait continuer son œuvre dans la solitude, loin de ce chaudron bouillonnant qu’était devenu, grâce à lui, le Musée, toujours empli de grandes controverses et de petites jalousies, de fêtes splendides de l’esprit et de la science, mais aussi de complots mesquins. Il estimait avoir
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