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Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Titel: Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Luminet
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que tu choisisses entre ton ami et ta patrie. J’y veillerai.
    La menace était claire. Archimède embarqua, empli de crainte, sur un redoutable vaisseau de guerre dont il avait dessiné les plans. À peine arrivé à Alexandrie, il fut mené auprès du roi. Après avoir lu la longue lettre de Hiéron, lettre dont le savant ne connaissait pas la teneur, Ptolémée dit simplement :
    — Reste avec nous, Archimède. Je t’offre la paix et la sérénité de notre Musée pour que ton génie s’épanouisse autant qu’il le devrait. Ta place n’est pas au milieu des guerres, ni dans les labyrinthes de la politique et de la diplomatie.
    — Quoi, roi, tu me demandes de trahir ? Ma place est dans ma patrie, auprès de mon maître et de mon peuple quand ils sont en danger.
    — Ton maître, c’est la science, ta patrie, ce sont les milliers de livres que recèle la Bibliothèque, ton peuple, ce sont les savants et les sages qui y travaillent. Et le danger, il plane aujourd’hui sur la tête du meilleur d’entre eux, Aristarque de Samos.
    En fait, Ptolémée Philadelphe était fort embarrassé. Il tenait de son père Sôter le principe absolu de ne jamais intervenir dans les débats et les querelles qui étaient le lot quotidien du Musée. Mais cette fois, l’affaire était trop grave. L’Hypothèse d’Aristarque avait divisé le Musée en deux clans farouchement opposés : les philosophes contre les scientifiques. Pour les premiers, soutenus par les prêtres de toutes les religions, admettre, voire simplement tolérer l’idée qu’une petite Terre tournât autour du Soleil n’était rien de moins que l’annonce de la mort des hommes et des dieux, mais surtout la destruction de l’Académie de Platon, du Lycée d’Aristote, du Portique de Zénon et du Jardin d’Épicure. Ces quatre écoles étaient toutes à Athènes car, mon oncle Philopon ne me contredira pas, malgré leurs efforts, les deux premiers Ptolémées n’avaient réussi à attirer à Alexandrie que des philosophes de seconde importance, émules appliqués des défunts maîtres grecs. Sans doute s’en rendaient-ils compte. En effet, ils supplièrent le plus grand penseur de l’époque de traverser la mer pour tenir le rôle de l’accusateur dans le procès d’Aristarque : Cléanthe d’Assos, un vieillard qui allait bientôt atteindre le siècle, successeur de l’illustre Zénon.
    Malgré son âge fort avancé, Cléanthe représentait la plus récente école philosophique athénienne, celle du Portique, le stoïcisme. Et ce n’était pas par hasard si les ennemis d’Aristarque avaient fait appel à lui. En effet, contrairement à la pensée de Platon et à celle d’Aristote, pensées préconisant la libre recherche et la permanente remise en question, pour Zénon, puis Cléanthe, la philosophie était comme un œuf dont la coquille était la logique, le blanc, la morale, et le jaune la physique. Bref, un système auquel on ne pouvait toucher sans le détruire tout entier. Ils se représentaient l’Univers de la même façon : unique, fini, un œuf toujours, entouré d’un vide illimité, un œuf vivant, dont le jaune serait la Terre. Cette représentation, bien sûr, était une métaphore. La réalité matérielle du monde ne les intéressait pas.
    Au fond, ta religion, celle de Philopon et celle de Rhazès, font de même aujourd’hui. Pour les chrétiens et les juifs, Jérusalem est le centre du monde ; pour vous, c’est La Mecque. Or, il n’y a pas de centre sur la surface d’une sphère, du moins selon les géomètres. La géographie des prêtres n’est pas celle des arpenteurs. Nulle part dans la Bible, et sans doute dans ton Coran, il n’est question de la forme physique de la Terre. Ronde ? Plate ? Ovoïde ? Pyramidale ? Qu’importe aux religions ! Il en était de même pour les stoïciens. En revanche, quand Aristarque tentait de démontrer que la Terre tournait autour du Soleil, et donc qu’elle n’était plus le milieu de l’Univers, alors là cette représentation physique heurtait de plein fouet la représentation symbolique du monde, où la divinité est partout et l’homme au centre de ce partout.
    Cléanthe, Ptolémée et les prêtres, de quelque religion qu’ils fussent, ne pouvaient le tolérer : cela eût été accepter leur fin, du moins le croyaient-ils. Archimède tenta bien, lors de cet entretien qu’il eut avec le roi, de lui montrer que physique et symbolique pouvaient cohabiter en

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