Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
aurait analogie entre les Romains et mes Bédouins. Ce n’est guère diplomatique de ta part de nous traiter, par Rome interposée, de « barbares ».
— Ce n’est pas mon oncle qui les traite ainsi, intervint Hypatie, mais les Grecs de ce temps-là. Ils étaient tellement imbus de la civilisation qu’ils avaient seuls créée, civilisation jamais égalée depuis, que tout ce qui n’était pas grec leur paraissait un amas indistinct de peuplades incultes. L’un des plus tolérants d’entre eux, le plus attentif aussi aux coutumes étrangères, Hérodote, avait partagé le monde comme une galette : barbares du nord, barbares du sud, de l’est et de l’ouest. Au centre, tel un beau fruit confit, la Grèce.
— Le mot « barbare », professa Philopon, était à l’origine une onomatopée. Les Grecs se moquaient des étrangers qui, quand ils parlaient, n’émettaient, selon eux, que des sons indistincts donnant à peu près ceci : « boarh ! boarh ! »
— Prenez garde à ne pas vous étrangler, maître, dit Rhazès en riant. Je sais bien que pour vous, éminent philologue, l’étymologie est un outil efficace. Mais permettez-moi de citer un historien de mes coreligionnaires, Marcus de Lugdunum, qui écrivait : « L’étymologie est comme ces vieilles pièces qui ont trop circulé. Le sens s’en est usé. » Et le mot « barbare » a aujourd’hui une signification bien plus chargée que ces… borborygmes ! Vois-tu, Amrou, si le livre est une arme, le langage, lui, est une armée. Les Romains l’avaient bien compris qui imposèrent leur langue à tout l’Empire, ne préservant le Grec que pour les élites.
— Crois-tu donc que j’ignore ce que furent les Romains ? s’agaça Amrou – il s’agaçait à chaque intervention de Rhazès. Toi qui prétends tout savoir, apprends donc que mon peuple, le peuple arabe, fut le seul à n’avoir jamais été vaincu par eux. Mais au fond, Philopon n’a pas tort. Il existe, entre les Romains de la République et les Arabes d’aujourd’hui, bien des similitudes. Ils avaient la vertu et la pauvreté, nous avons la foi et le désert. Ils avaient la charrue, nous avons le chameau. Ils avaient la discipline, nous avons le Coran. Leurs ennemis ? Des parricides, des incestueux, des luxurieux. Les nôtres ? Des blasphémateurs, des iconolâtres, des débauchés. Notre temps est venu, comme vint le leur. Byzance, nouvelle Carthage, sera détruite.
— Sache qu’Alexandrie n’est pas Byzance et que la Bibliothèque n’est pas la basilique Sainte-Sophie, dit Hypatie en posant, avec un geste charmant, un doigt blanc sur la rugueuse main veineuse et tannée de l’émir. Puisque tu connais si bien les Romains, apprends qu’ils accueillirent la science et la littérature grecques sans aucune crainte qu’elles ne les amollissent. Eux qui n’étaient pas philosophes, ils surent puiser dans les hautes spéculations des écoles athéniennes ce qui convenait à leur esprit pratique de paysans : la morale, la politique, la jurisprudence. Eux qui n’étaient pas poètes, ils métamorphosèrent ce qu’ils avaient lu des Grecs en sentences, en maximes, en fables, en paraboles exemplaires. Eux qui n’entendaient rien aux abstractions de la géométrie et n’observaient le ciel que pour juger des récoltes futures, ils apprirent dans Euclide, Ératosthène et Archimède à bâtir pour irriguer la terre, à arpenter leur empire grandissant pour mieux l’administrer, à construire des navires et des machines de guerre qui écraseraient les pirates et contiendraient les barbares du Nord. Mais ils n’y perdirent pas leur âme. Du moins, de longs siècles durant.
— Hypatie est bien schématique dans son exposé, dit sèchement Rhazès en se levant de table. Les vapeurs de ce repas et la chaleur de ce début d’après-midi y sont sans doute pour quelque chose. Allons dans la fraîcheur du péristyle.
— Rhazès a raison, je m’endormais, approuva Philopon en se redressant appuyé sur sa lourde canne polie par les ans et incrustée d’or. Marchons, maintenant.
— Si vous voulez me convaincre que les livres n’altéreront en rien la vertu de mes Bédouins, ma foi, j’en suis d’accord avec vous, dit Amrou en sentant à regret la main d’Hypatie quitter la sienne. Ils ne savent pas lire. Pour eux, seuls comptent leurs montures, leur tribu, le désert et la parole du Prophète. Mais, l’ordre en est venu de Mahomet lui-même, dans mon
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