Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
nouveau compliment, contemple la courbe de la mer pendant que le jour décline. Lorsque je t’ai parlé de la rondeur de la Terre et des mesures qu’en firent nos savants, tu as paru plus sensible à la musique de ma voix qu’à la vérité de mes paroles. Contrairement à ce que tu peux croire, cela n’est guère flatteur pour moi. Alors, je te prie, contemple de tes yeux la courbe de la mer…
— Soit ! J’écoute et je regarde, fit Amrou, amusé par le ton de fausse fâcherie pris par la jeune femme.
— Pour vous, les hommes du désert, reprit Hypatie avec sérieux, l’horizon est ondulé de dunes, et vous ne voyez pas la forme véritable de la Terre. Mais pour les marins, qui voient les bateaux disparaître derrière l’horizon, la croyance antique en une Terre plate ne résiste pas à l’examen. Il n’y a, d’ailleurs, nul besoin de naviguer pour apprécier la courbure du globe. Il suffit de s’élever sur un haut promontoire.
De fait, la savante Alexandrine avait donné rendez-vous au conquérant de l’Égypte au sommet du célèbre Phare. Amrou s’était fait raconter l’histoire de ce prodigieux monument, assurément l’une des Sept Merveilles du monde. Toute droite se découpait sur le ciel cette tour, qui se voyait à une distance infinie pendant le jour. La nuit, bien vite, au milieu des flots, les marins apercevaient le grand feu qui brûlait au sommet, et ils pouvaient courir droit sur la corne du Taureau, sans être déportés en direction de Paraitonion, cerné de dangereux récifs. Mille ans plus tôt, son architecte, Sostratos, avait inscrit son propre nom sur la pierre puis, ayant caché ce nom sous un lit de chaux, il avait écrit par-dessus celui du roi régnant, sachant bien qu’en très peu de temps, ce nom tomberait avec l’enduit, et qu’on verrait apparaître le sien. Il avait agi ainsi non pour la courte durée de sa propre vie, mais pour les siècles à venir, tant que la tour serait debout et que son œuvre subsisterait. Un peu, songea Amrou, comme aujourd’hui les bâtisseurs de l’Islam, dont l’œuvre spirituelle était destinée à s’inscrire dans l’éternité pour clamer le seul nom d’Allah.
Du haut du Phare, le regard embrassait une immense perspective. En direction de la mer, le bleu turquoise du ciel, d’une pureté parfaite, commençait à s’assombrir à l’horizon, mais les feux des lanternes n’étaient pas encore allumés pour guider les marins. Après qu’Hypatie lui eut discrètement fixé rendez-vous, le général avait donné l’ordre de retarder de deux heures l’éclairage du Phare, s’étant auparavant assuré qu’aucun navire d’importance n’était attendu au port.
— Le Prophète n’a pas jugé utile de parler de la forme de la Terre, murmura Amrou comme pour lui-même, rêveur devant la beauté du crépuscule.
— Pas plus que Jésus ou Moïse, je le sais, et je ne crains pas d’affirmer qu’un tel oubli est fort regrettable. Car n’est-ce pas le Créateur qui a donné sa forme à l’Univers, afin que nos yeux ou, à défaut, notre entendement, puissent en saisir toute la grandeur ? Les savants d’Alexandrie avaient commencé à dévoiler cette grandeur, cette beauté cachée aux yeux des ignorants. Mais vous, les croyants, vous nous appelez païens. Tout notre savoir est en passe de disparaître. Alors je te conjure, Amrou, de ne pas achever ce que les docteurs en théologie, de quelque religion qu’ils soient, ont commencé avant toi : la destruction systématique de la science naturelle. Songe que, deux siècles avant la fondation de la ville, le philosophe Anaxagore donna déjà la preuve irréfutable de la forme de la Terre : l’ombre portée par elle lors des éclipses de Lune est circulaire, ce qui ne s’explique pas si notre monde est plat, mais devient logique s’il est sphérique. Or, que veut-on nous enseigner aujourd’hui, après mille ans de « civilisation » ? Les Pères de l’Église chrétienne ont décrété la Terre plate. Basile et Cyrille de Jérusalem ont prétendu que le monde a la forme d’un autel, au-dessus duquel trône un univers en forme de tabernacle ! Plus grave encore, Ambroise et Augustin d’Hippone ont repoussé toute connaissance de la nature. Grave, car pour ces penseurs cependant cultivés, les vertus des cieux sont devenues des vices splendides. Après Jésus-Christ et la lecture de l’Évangile, ont-ils décidé, nous n’avons plus besoin de curiosité
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