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Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Titel: Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Luminet
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pourtant par les Alexandrins, le monarque fut tué dans le dos d’une flèche qui ne venait pas des rangs ennemis…
    Dès lors, Boule de Suif eut le champ libre pour se livrer à toutes les turpitudes, et multiplier les crimes les plus odieux. Il fit d’abord empoisonner son jeune neveu, Ptolémée VII Néos Philopator, qui ne régna ainsi que sept jours. Puis il épousa la veuve de son frère – à la fois sa sœur et belle-sœur – et eut l’audace de monter sur le trône en se parant du surnom de son ancêtre, Évergète, le « bienfaiteur ». Il fit un enfant à sa sœur, mais dans un accès de rage, il étrangla au bout de quelques mois le malheureux nourrisson. Alors la reine Cléopâtre II, endeuillée par les assassinats successifs de ses deux fils, se retourna contre lui, soutenue par la faction du Musée et les Juifs. D’autant qu’elle se vit imposer la présence d’une nouvelle favorite, Irène, et qu’un soir d’ivresse, Boule de Suif, décidément insatiable, viola la belle Cléopâtre III, sa nièce. Alors, content du change, le roi répudia la mère pour épouser la fille. Ptolémée Physcon régna désormais aux côtés d’une reine-sœur, Cléopâtre II, et d’une reine-nièce, Cléopâtre III, cette dernière étant fille de la première ! Me suis-tu, Amrou ?
    En tout cas, tu peux aisément imaginer que la nouvelle ambiance au palais ne fut guère propice à l’apaisement. Ce fut le début d’une longue guerre civile, qui dura plus de vingt ans. Le roi criminel et vicieux n’en eut cure. Il mourut dans sa soixante-neuvième année, dans son lit, ayant porté le titre pendant cinquante-trois ans. Y a-t-il une justice divine pour punir ici-bas les mauvais gouvernants ? On peut parfois en douter. À tout le moins, c’est la descendance de ce monstre qui devint maudite. La cage aux fauves continua à s’entredéchirer bien après la mort des protagonistes, Boule de Suif et Cléopâtre. On se tua entre frères, on égorgea fils, sœur et mère, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Ptolémée légitime : celui qui montera sur le trône soixante-cinq ans après le crime de Physcon sera surnommé le Bâtard.
    J’aurais trop honte, Amrou, de te raconter toutes les atroces péripéties de cette guerre civile. Cela te conforterait, ainsi que ton calife, dans l’idée que la Bibliothèque doit être détruite, telle Carthage. Mais n’oublie pas que ces tristes événements se déroulaient voici des siècles, et parmi des païens. Apprends seulement que pendant ces troubles, les premières victimes furent les savants et les Juifs. Les seconds furent massacrés par la populace, les premiers, soit expulsés par le roi du moment quand ils avaient montré à son égard quelque réticence, soit préférant aller chercher sous des cieux plus paisibles le calme nécessaire à l’épanouissement de leur art. À Pergame, par exemple. Là-bas, le savant Aristophane, si vieux, choisit de mourir. Et tant d’autres noms glorieux de la science et de la littérature le suivirent.
    Il y eut quand même une sorte de miracle au milieu de tous ces crimes, de ces émeutes, de ces complots. Personne n’osa toucher le moindre rouleau dans la Bibliothèque. Que dis-tu de cela, Amrou ?
    Pergame aurait pu bénéficier du naufrage de l’Égypte. Elle était devenue la plus grande puissance grecque, bien à l’abri sous le ventre de la louve romaine. Pourtant, d’un coup, par une bizarrerie de l’Histoire, l’ancienne forteresse perdit toute seule la guerre des bibliothèques, et disparut : le roi de Pergame Attale III légua, en mourant, son trône à Rome, ultime traîtrise de cette dynastie née de la trahison. Pergame devint province romaine d’Asie. Mais au lieu de piller, rejeter ou détruire – comme c’est souvent l’usage chez les conquérants barbares – les trésors d’art, de savoir et de civilisation qui lui venaient ainsi en héritage, Rome recueillit avec dévotion ces centaines de milliers de rouleaux contenant toute la pensée et la science hellènes. Le livre fit son entrée dans la cité latine. Certains ont pu dire que la Grèce avait triomphé de son vainqueur. Je n’en suis pas bien sûr, mais je crois que, sans le livre, Rome n’eût jamais été, un demi-millénaire durant, le plus grand empire que le monde ait jamais connu.

Où Amrou se fait Romain
    — Si j’ai bien compris, dit Amrou narquois, tout au long de ton récit, tu laisses entendre qu’il y

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