Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
pays s’ouvrent des écoles pour leur apprendre à déchiffrer notre livre sacré. Et l’une des craintes du calife Omar est que, le goût de la lecture leur venant, ils n’aillent goûter les fruits sucrés et pervers des poètes arabes. Car tout barbares que nous sommes, apprenez que nous aussi en avons quelques-uns, des poètes, et qui n’émettent pas que des « boarh ! boarh ! »
— La crainte de ton maître, fit valoir Rhazès, est aussi stupide que féroce. Depuis Moïse, mon peuple, jusqu’à son plus modeste berger, a su lire et écrire. Pourtant, nous survivons encore, malgré l’exil, les massacres, les persécutions. Grâce aux livres, à tous les livres, nous n’avons pas disparu telle une goutte d’eau sous le sable, dans le grand silence de l’Histoire. Si Omar veut brûler la Bibliothèque, qu’il la brûle ! Et bientôt, on ne parlera des Arabes que comme la dernière horde de ces Vandales qui, il y a moins d’un siècle, s’évaporèrent sur les côtes d’Afrique, ne laissant pour tout souvenir que des cendres. Si vous détruisez les livres, seuls deux noms resteront de ton peuple dans la mémoire des siècles : Omar et Amrou, avec au front l’ineffaçable souillure de votre crime.
— Il est vrai, intervint Philopon qui voyait s’envenimer les rapports entre les deux hommes, il est vrai que l’Histoire est impitoyable. Ainsi, on accusa longtemps le grand général César d’avoir, dans le passé, incendié la Bibliothèque. Accusation injuste.
— Il me semble, mon maître, lança Rhazès, que, puisque Amrou se compare à un général romain, Hypatie serait la personne idéale pour lui narrer la rencontre entre César et Cléopâtre.
— Je préfère te la conter moi-même demain, toussota Philopon. La guerre et la politique sont inconvenantes dans la bouche d’une jeune demoiselle.
Je t’en prie, mon doux Rhazès, supplia intérieurement la belle savante, ne sois pas jaloux. Je n’ai d’autre moyen, pauvre femme que je suis, de nous allier Amrou que par le charme et la séduction. Parle à sa tête, moi, je parlerai à son cœur. Et je vais de ce pas, à ton insu, le convier à une rencontre nocturne au sommet du Phare. Un homme du désert ne peut qu’être sensible aux doubles profondeurs du cosmos et de l’âme féminine.
La chevelure de Bérénice (Intermède nocturne)
Sous la colonnade surmontée de la statue divine de Zeus, à deux cents coudées au-dessus du niveau de la mer, l’ombre descendait lentement et semblait sourdre des recoins. Le son d’une flûte serpentait dans le lointain. Le regard de jais du conquérant d’Alexandrie se posa sur la jeune Grecque qui se tenait devant lui. Amrou commença d’une voix chaude :
— Belle demoiselle, je suis venu sans hésiter à ton mystérieux rendez-vous. Me voici au sommet de cette tour, prêt à écouter une de tes savantes leçons.
— Je te remercie, général, dit Hypatie en serrant dans ses mains les coins d’un grand voile qui la couvrait presque entièrement. Je te remercie d’avoir eu la gentillesse d’écouter ma prière.
— En échange, sourit Amrou, m’accorderas-tu une faveur ?
— Je suis ton humble servante, dit Hypatie en esquissant une gracieuse révérence.
— Je te prie d’écarter ce voile qui cache ta beauté. N’est-il pas cruel de ta part de dérober ces yeux qui semblent converser avec les gazelles, ces sourcils arqués comme le croissant de lune une nuit de ramadan, ces joues…
— Général, interrompit la jeune fille d’un ton devenu grondeur, ne te méprends pas. Cette invitation nocturne, que je t’ai faite à l’insu de mon oncle Philopon et de Rhazès, ne signifie pas que je sois prête à écouter tes galanteries, aussi agréables soient-elles. Il y a des beautés moins éphémères qu’un visage de femme, et ce sont elles que je veux te montrer.
Tout en parlant, la jeune femme avait malgré tout fait malicieusement glisser le voile qui la masquait, laissant apparaître un long corps à la taille parfaite et aux formes harmonieuses. La belle Alexandrine était drapée dans un chiton, sa chevelure en nattes retenue par des rubans, le bras droit passé derrière les reins soulignant sa taille et sa poitrine sans offenser le moins du monde la pudeur. Mais elle détendit soudain le bras et pointa son index vers l’horizon :
— Contemple, Amrou, dit-elle d’un air mi-espiègle mi-fâché, et sans laisser le temps au Bédouin de tourner un
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