Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
race des Ptolémées dégénérait, le corps pourri par trop de mariages consanguins. Et si Epiphane avait rompu avec la néfaste tradition d’épouser sa sœur en s’unissant avec celle du roi voisin, celle-ci n’avait pu encore lui donner un successeur.
Un jour, à Pergame, le roi Eumène II déclara, triomphant, que sa bibliothèque avait acquis la collection complète des discours de Démosthène, le plus grand orateur de tous les temps qui avait lutté jusqu’au bout de ses forces, deux siècles plus tôt, contre l’invasion de la Grèce par Philippe de Macédoine, le père d’Alexandre. Et surtout Pergame affirmait qu’elle détenait le dernier de ces discours, de ces Philippiques, que l’on disait perdu. Il y eut sur Pergame une ruée de gens qui voulurent consulter cette œuvre inédite. Aristophane y envoya un de ses espions, qui la copia. Quand il l’eut entre les mains, il fit comme lors des concours de poésie et dénicha sans peine dans les rayonnages Les Histoires philippiques d’un certain Anaximène de Lampsaque qui s’était permis, quelques décennies auparavant, de rédiger, sans s’en cacher, cette imitation de Démosthène. C’était donc un faux, un apocryphe.
Croyant triompher, Aristophane rédigea libelle sur libelle contre les faussaires de Pergame, mais rien n’y fit. Pour l’opinion publique, le concurrent asiatique avait désormais acquis, avec ce faux Démosthène, la réputation usurpée d’être la meilleure bibliothèque du monde. Comme souvent dans les temps de trouble, on se précipitait sur la nouveauté, et l’on raillait la vieillesse et l’expérience. Le Musée était vieux, Pergame était jeune.
D’autant que Pergame ne resta pas inactive sous les attaques du vieux grammairien. Elle fit diffuser une satire d’un philosophe sceptique du passé, Timon de Phlionte, qui parlait du Musée d’Alexandrie comme d’une volière pleine d’oiseaux entretenus et engraissés telles les plus précieuses volailles – des oiseaux déplumés et scribouillards, dont la seule activité était de se chamailler sans fin à coups de bec émoussé. Cette cage d’oiseaux bavards n’était plus, selon lui, qu’une tour d’ivoire, où les protégés de la famille royale se consacraient aux choses de l’esprit, en marge de la vie réelle. Un reproche souvent fait aux savants par les envieux, les ignorants et les ratiocineurs.
Aristophane ne put que constater sa défaite dans la guerre des bibliothèques. Il en mourut de chagrin. Le roi Ptolémée V Épiphane le suivit de peu dans la tombe, avec toutefois la satisfaction de se savoir un successeur. Son épouse Cléopâtre lui avait tardivement donné deux fils. Mais l’aîné n’avait que quatre ans quand il monta sur le trône sous le nom de Ptolémée VI Philométor, « l’ami de sa mère ». En effet, Cléopâtre I re assuma la régence. Son premier décret fut d’interdire l’exportation du papyrus. Sans cette plante dont l’Égypte connaissait seule les secrets, pas de livres. Pergame était perdue !
C’était sans compter sur l’insondable capacité humaine à tirer des richesses de la privation, et du mal, un bien. Voyant que plus une seule copie ne pouvait sortir de ses ateliers, le roi Eumène promit la fortune à qui inventerait une matière capable de remplacer le papyrus. Tous les charlatans, tous les fous du pays défilèrent devant lui. On lui proposa d’écrire sur l’écorce martelée, sur la fibre de bois, sur de vieux chiffons bouillis, sur la soie, et toutes sortes d’autres procédés soit trop onéreux, soit très compliqués soit, le plus souvent, absurdes.
Un jour pourtant pénétra non sans peine dans le palais flambant neuf un berger en haillons qui puait le bouc. Il se prosterna devant Eumène et déploya sur le sol un rectangle d’une mince fibre immaculée aux imperceptibles reflets rosés. Le roi lui demanda d’inscrire quelque chose dessus, mais le berger, avec un grand sourire édenté, lui fit comprendre dans son patois qu’il ne savait pas faire ce genre de choses. Un clerc s’y essaya. C’était parfait. L’encre s’inscrivait sur cette fibre moelleuse et résistante sans la moindre bavure. Le berger expliqua qu’il tenait cette recette de son père, mais qu’il n’en avait aucun usage, sinon de la brûler chaque année au solstice d’hiver sur la tombe de ses ancêtres. Il la fabriquait avec la peau de ses chèvres ou de ses moutons, et affirmait que celle-ci
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