Le bouffon des rois
de Nemours
sillonna le Val de Loire et fit contrôler tous les bateaux qui descendaient
vers Nantes. C’est ainsi qu’il fit bloquer un important convoi qui devait
acheminer vers la Bretagne un bon nombre de coffres appartenant à la reine Anne
dans lesquels elle avait mis ses trésors personnels. Gié alla même jusqu’à
prévoir une occupation militaire du duché de Bretagne dès que l’on aurait
annoncé « par grand malheur » le décès royal. Il conseilla
enfin à son roi d’exiger des gentilshommes de sa garde qu’ils fissent le
serment de s’opposer à l’enlèvement de la princesse Claude au cas où la mort se
rappellerait à son mauvais souvenir ; tous s’y étaient engagés. Tu penses
bien que ces précautions « anti-reine » ne tardèrent pas à parvenir
aux oreilles d’Anne qui sauta sur l’occasion pour devenir l’instigatrice d’un
complot destiné à faire condamner Gié pour haute trahison et le mener ainsi à
la déchéance, sinon à la mort. Elle profita des jalousies que procurait sa
réussite trop éclatante. Celles-ci n’étaient pas nouvelles : on enviait
son parcours sans faute depuis Louis XI et Charles VIII ; on
supportait mal qu’il se fût approprié plusieurs fiefs dans le duché de Milan et
qu’il ait obtenu l’archevêché de Lyon pour l’un de ses fils ; on
convoitait sa fortune considérable et on s’inquiétait de son pouvoir sans cesse
croissant. Son mariage avec Marguerite de Nemours avait certainement calmé
quelque peu ses ardeurs amoureuses envers Louise de Savoie mais il continuait
de la harceler moralement, lui reprochant sa trop grande indulgence envers son
fils adoré. Enfin, on entretenait pour son auguste personne une haine vivace
qui dénotait bien cet esprit français adorant construire un piédestal et y
élever au plus haut celui qu’on a décidé d’admirer pour mieux ensuite le faire
chuter et le traîner plus bas que terre. Une réussite trop flagrante devient
vite dérangeante pour les minables et les médiocres. Ah ! La médiocrité,
je l’ai observée si souvent dans mon existence, elle s’immisce avec une telle
adresse dans la vie quotidienne que, si je n’y avais pris garde, elle m’aurait
« médiocrisé » comme tant d’autres.
Dans le courant du printemps, Louis reprend quelques forces
mais c’est un convalescent fragile que l’on est obligé de couvrir de soins en
permanence. Sa maladie, loin d’être guérie, risque d’être longue et difficile.
Il ne voyage plus qu’en litière hermétiquement close et encore, pour de très
courts trajets. Il préfère sa résidence confortable : le château de Blois,
là où il se sent le mieux. Je suis toléré dans sa chambre mais avec
interdiction de lui parler. On a même ôté tous les grelots de mon costume. Je
suis le bouffon de l’inutile ! Mon roi feuillette quelques livres,
tournant maladroitement les pages de ses doigts amaigris. Il se lève avec
difficulté de son fauteuil, va caresser distraitement une grosse mappemonde,
rêvant sûrement d’illusoires conquêtes et, s’appuyant contre le mur, reste de
longues minutes à regarder par la fenêtre. Je piaffais dans mon for intérieur
et je m’attristais de tant de belles et joyeuses répliques perdues qui auraient
sûrement redonné à mon roi ce regain de santé qu’il avait tant de mal à
retrouver. Si je n’avais pas le droit de lui adresser la parole, il n’en était
pas de même pour la reine Anne qui ne manquait pas de le visiter plusieurs fois
par jour, prenant pour excuse de venir voir si son époux avait repris quelque vigueur
mais surtout pour que Louis ordonne une enquête sur les dangereux agissements
du maréchal de Gié contre sa propre personne. Louis aurait souhaité une
convalescence plus calme et ce qui n’était qu’une lutte sournoise se transforma
en crise ouverte. Anne exerça une telle pression sur lui que, par lassitude
curative, il finit par céder à ses incessantes suppliques. Il accepta
d’accorder une entrevue à Pierre de Pontbriand qui n’était autre que le
sous-gouverneur de François de Valois et qui devait sa fortune au maréchal.
Quand l’ingratitude prend la figure de la calomnie, nous baignons dans un bain
de cour où resurgissent à la surface tout un banc de prédateurs qui attendaient
frétillants le signal de la dévoration.
Revêtu de vêtements richement brodés, le pas hésitant, le
visage maigre et pâle où perlaient des gouttes de sueur, Pontbriand
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