Le bouffon des rois
un agacement qu’elle arrivait
à maîtriser en respirant régulièrement avant de rompre le silence de sa voix
grave :
« Louis, il faut en finir une fois pour toutes. Il
n’est plus l’heure de tergiverser et il y va de l’honneur de votre épouse, de
la duchesse de Bretagne et de la reine de France. Je vous somme de signer ces
parchemins établissant la commission d’enquête sur les graves agissements du
maréchal de Gié. Non content d’avoir convoité mon duché de Bretagne, il avait
médité mon arrestation et celle de notre fille Claude avec la ferme intention
de nous faire un “mauvais parti” ; il avait aussi prévu de séquestrer
votre cher François d’Angoulême non sans avoir menacé sa mère de violences
physiques et morales. Louise, vous le verrez, a désiré spontanément témoigner
contre lui. Vous lirez des phrases que le maréchal a prononcées devant elle
quand il était le précepteur du petit François, phrases qui ne laissent aucun
doute sur ses intentions et sur sa culpabilité. Je ne vous en lirai que deux.
La première : “Je ne me soucie guère que la reine ne m’aime pas, je ne la
crains pas et je me tiens sûr du roi, mon maître.” La seconde : “Si Dieu
faisait son plaisir du roi, la reine penserait bien s’en aller en Bretagne et
emmener avec elle Madame sa fille, mais on l’en garderait bien. Vous devez
savoir, Madame, que je suis la personne de ce royaume qui vous peut mieux
servir, ou nuire, ou faire mauvais tour.” N’est-ce pas assez ?
Laisserez-vous ces faits de haute trahison impunis ? Cela ne mérite-t-il
pas une sanction exemplaire ? Je vous demande de signer ces lettres de
patente qui accusent formellement Pierre de Rohan, vicomte de Gié et duc de
Nemours de crime de lèse-majesté. »
Les criminels de lèse-majesté étaient condamnés à la
décapitation, parfois pis (les bourreaux devenant de plus en plus inventifs
dans l’atrocité des supplices), on confisquait leurs biens et le déshonneur
rejaillissait sur leur famille pendant plusieurs générations.
Et Louis signa. Et Anne jubila. Cela faisait si longtemps
qu’elle attendait ce moment. La haine qui avait toujours dressé l’une contre
l’autre les deux plus grandes maisons bretonnes, les Rohan et les Dreux-Montfort,
était à son apogée. La Bretonne venait de laver à grande eau l’injurieux
affront qui entachait son cher duché depuis des années et, du même coup, elle
se débarrassait de son pire ennemi.
Je n’ai jamais compris la lâcheté conjugale dont mon roi
faisait trop souvent preuve à mon gré. Je me refusais à croire que l’amour fût
une excuse valable. Il est vrai que je suis mal placé pour en parler puisque je
n’ai jamais éprouvé ce sentiment.
La superbe porte en chêne sculpté de la chambre se refermait
à peine sur le départ triomphant de « sa chère épouse totalement
comblée » que Louis savait qu’il ne pourrait se dérober à mon regard
réprobateur. Pour se justifier de sa pusillanimité, il tenta de me démontrer
qu’il ne croyait pas un traître mot des ces accusations, qu’il savait que son
cher Pierre de Rohan saurait fort bien se disculper, que, devant de telles
énormités, cette affaire qu’on voulait d’État se métamorphoserait rapidement en
« une affaire d’été qui ne survivrait pas à l’automne » et qu’il était
grand temps que je reprisse ma lecture interrompue de la pièce de Plaute : L’Asinaria (qui, je te l’apprends, est l’histoire d’un vieillard qui
vend ses ânes pour favoriser les amours de son fils mais qui vit en
« puissance d’épouse » !). Drôle de coïncidence, non ?
Le « roi-lion » avec ses griffes rognées, le
maréchal enferré dans une absence coupable, le cardinal ayant en tous points
mis de côté ses vertus, la reine Anne était seule à régner en tissant sa toile
que les plus gros taons malfaisants n’arriveraient jamais à déchirer.
Elle ne va pas ménager sa peine ni les moyens financiers
pour que tout concorde avec ses désirs et qu’ils deviennent réalité : elle
ordonna d’arrêter, non pas Pierre de Gié, mais Olivier de Coëtmen, son fidèle
ami et grand maître de Bretagne. Elle ordonna d’adjoindre Antoine Duprat, un
nouveau maître de requête, pour surveiller les deux magistrats qu’elle
craignait de voir corrompus. Elle ordonna de procéder à une deuxième audition
des premiers témoins à charge et d’en trouver de nouveaux. Elle ordonna aussi
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