Le Brasier de Justice
Nogent-le-Rotrou, octobre 1305,
un peu plus tard
H eureux de se délasser les jambes, Fringant donnait de la crinière et soufflait de bonheur dans le matin frais. Hardouin cadet-Venelle parvint rapidement à la bâtisse que lui avait décrite l’aubergiste et qui s’élevait en bout d’un chemin pentu. Il immobilisa sa monture et étudia les alentours, déserts. Lorsqu’il remit son étalon au pas, une nuée de freux 1 s’envola lourdement à quelques toises de lui, dans des claquements d’ailes réprobateurs. Il découvrit vite l’objet de leur intérêt. Une carcasse de mouton grouillante de vers, aux os partiellement dénudés et dont pendaient des lambeaux de chair maintenant noirâtre. Un festin de charognards.
Il démonta dans la cour envahie de mauvaises herbes desséchées. D’un geste doux, il indiqua à Fringant de demeurer paisible en l’attendant et avança.
Le terme « taudis » utilisé par maîtresse Hase n’avait rien d’excessif. La ferme, court bâtiment de plain-pied, avait triste allure au point qu’on eût pu la croire abandonnée. Un de ses pignons profondément lézardé ne tarderait pas à s’effondrer, emportant un bout du toit vétuste avec lui. Le crépi des murs se soulevait par endroits et tombait à terre, découvrant des pierres que l’humidité recouvrait d’une gangue de moisissure verdâtre. Toutes les fenêtres étaient barricadées de volets vermoulus, dont certains de guingois, leurs paumelles descellées. Sur la droite, les portes d’un bâtiment de taille modeste étaient grandes ouvertes. L’ancienne forge, peut-être.
Un grand chien de ferme efflanqué se rua soudain vers Hardouin, crocs découverts, babines retroussées et le poil hérissé. Le visiteur s’immobilisa, tentant de rassurer l’animal, de le calmer tout en tirant sa dague du fourreau de sa ceinture. Grondant, le chien hésitait à se jeter sur lui. Cadet-Venelle murmura d’un ton doux :
— Ne fais pas cela. N’attaque pas, je serais contraint de t’occire et le déplorerais.
Il héla, sans quitter le fauve du regard :
— Maître Lecoq, mon cheval claudique ! Maître Lecoq !
Le chien tourna la tête en direction de la grange aux portes béantes, informant Hardouin de la présence du maréchal-ferrant dans le bâtiment.
— Votre prix sera le mien, maître Lecoq. J’ai longue route et peu de temps à perdre ! cria à nouveau l’exécuteur.
Une masse hirsute s’encadra dans l’ouverture de la grange, bras croisés sur un torse large comme celui d’un taureau.
— Pourriez-vous rappeler votre chien afin que nous causions en paix ? suggéra Hardouin d’une voix posée, en pensant qu’il n’avait nulle envie de blesser la pauvre bête qui s’obstinait à gronder.
— Barre-toi, corniaud 2 ! rugit l’homme en lançant son pied dans le vide en menace. Déséquilibré par l’ivresse, il broncha 3 et se retint de l’épaule à l’un des battants de la porte.
Aussitôt le chien fila en gémissant, échine basse et queue entre les pattes, preuve qu’il avait depuis longtemps appris que toute désobéissance de sa part se solderait par des coups.
Hardouin s’approcha du répugnant sieur Gaston Lecoq. Des remugles de vieille sueur, de vinasse lui fouettèrent le visage. Il effleura du regard le chainse marron et raide de crasse qui vêtait l’homme et sortait de ses braies 4 . Il tenta de discerner ce qui se trouvait à l’intérieur de la forge, laquelle semblait inactive depuis des années, mais la dense obscurité ne lui permit guère de distinguer quoi que ce fût, hormis la masse sombre de l’auge à braises poussée contre le mur de gauche. Il reprit :
— Mon cheval claudique et…
— Et alors ? Quèque j’en ai à foutre, d’ton bourrin ?
— Je vous croyais maréchal-ferrant, objecta cadet-Venelle que la situation commençait à distraire.
Un léger bruit d’entrechoquement lui fit lever le visage. Cloué en haut du chambranle, un singulier assemblage se balançait au gré du vent : des os pendus à des ficelles d’inégales longueurs. Des os qui ressemblaient à s’y méprendre à des phalanges humaines.
Lecoq avait suivi son regard. Bravache, il bafouilla d’une voix pâteuse d’ébriété :
— J’suis pas d’ceux à qui faut souffler dans les naseaux !
— Vraiment ? commenta Hardouin dans un large sourire.
— Tu t’fous d’ma poire, l’homme ? C’est pas prudent, menaça l’ivrogne.
— Sans doute
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