Le Brasier de Justice
présence des enfants en ce lieu sale et puant à dégorger. Deux autres pièces faisaient suite à la salle commune.
La première avait sans doute été la « chambre des maîtres », s’il en jugeait par le grand lit et l’almaire dont un panneau était défoncé, et toujours les mêmes amoncellements de détritus, de bouts de choses cassées, abandonnées, témoignage d’une vie dévoyée 2 .
Lorsqu’ils passèrent dans la seconde pièce, Hardouin sut que Lecoq n’était pas l’homme qu’il cherchait. Il s’agissait d’une chambre de taille modeste et d’une propreté étonnante. Un berceau découpé dans un demi-tonneau et monté sur des patins trônait au centre. Une escame recouverte d’une tapisserie champêtre et poussiéreuse était poussée dans un coin. Des pans de lin de couleur vert d’eau tapissaient les murs à la manière de dorsaux.
Hardouin s’approcha du berceau. Un mignon matelas de plume et des coutes 3 attendaient un bébé.
— L’a pas vécu, expliqua la grosse voix de Lecoq dans son dos. Z’ont pas vécu. Y’en a eu trois à la suite. Tous morts. Chais pas c’qu’on avait pu faire pour mériter ça…
Hardouin se tourna vers lui. Le chagrin adoucissait le visage mauvais et brutal de tout à l’heure, qui reprenait un peu de sa précieuse humanité.
— J’étais… bon et probe travailleur… Et tout est parti à vau l’eau… Ma bonne femme m’en a voulu, elle m’a cocufié, j’sais pas… J’avais plus l’goût de rin faire… J’avais l’impression d’un mauvais sort… de quèque chose qui s’acharnait contre moi… J’ai commencé à y aller du gorgeon, de plus en plus. Tout a été d’mal en pis… Les bourrins l’ont senti, j’avais plus la main sûre pour les ferrer… J’me suis énervé, j’en ai frappé quèques uns. C’est comme un torrent d’boue. Vous savez pas au juste d’où ça vient, mais ça emporte tout sur son passage. Y a rin à faire.
— Oui, le destin, l’incompréhensible et inexorable destin.
— Pourquoi qu’vous êtes là, au juste ?
— Les meurtres de petits traîne-ruisseaux.
— Quoi ? rugit l’homme. Y’a quéqu’un qu’a dit que j’pouvais martyriser et violer un gamin ? Qui ? Qui, que j’lui enfonce la tête dans l’cul !
Et Hardouin fut certain qu’il disait vrai. Si tout le monde est capable de tuer, rares sont les monstres qui peuvent torturer, émasculer, faire vivre mille souffrances, juste par plaisir.
Gaston Lecoq était blême jusqu’aux lèvres et Hardouin comprit qu’il ne feignait pas mais allait vraiment s’évanouir.
— Assieds-toi. Rince tes plaies, avec une touaille propre, si tu en trouves une dans ce taudis. Je vais terminer ma visite par la forge, puis je partirai.
La grande brute d’homme hocha la tête et se laissa choir sur l’escame pour reprendre ses esprits.
Des toiles d’araignée et une respectable couche de poussière recouvraient l’auge à braises, et l’enclume ainsi que les fers à feu. Des monceaux de déchets étaient accumulés un peu partout ici aussi. Nulle trace n’indiquait que des enfants aient pu être détenus et torturés céans. En revanche, l’impression de sinistre abandon, d’étouffante désolation qui se dégageait de ce lieu, comme si la vie avait décidé de s’en enfuir à tout jamais, attrista Hardouin au point qu’il n’eut plus qu’une envie : retrouver la lumière du jour, partir.
Une scène déroutante l’attendait. Le chien famélique était couché non loin des sabots de Fringant qui ne semblait pas s’en inquiéter. Un peu perplexe, Hardouin s’approcha de l’animal, s’attendant à d’autres grondements féroces. Au lieu de cela, le grand bâtard battit du fouet.
— Qu’attends-tu de moi, le chien ? interrogea Hardouin.
L’animal se leva, regardant tour à tour l’homme, l’extrémité de la cour, le chemin.
Cadet-venelle monta en selle, incertain de la conduite à tenir. Le chien ne le quittait pas des yeux. L’exécuteur mis Fringant au pas d’une pression amicale des mollets. Il lui sembla que ce regard de corniaud renfermait à cet instant tout l’espoir du monde. Sans trop savoir ce qu’il faisait, il émit un sifflement court, jetant :
— Allez, suis-nous. Nous trouverons à te nourrir en chemin. Et puis un nom, aussi.
1 - Les mouches et les insectes divers et variés étaient une véritable plaie au Moyen Âge, principalement parce que les ordures et les déjections
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