Le Brasier de Justice

mire.
    — Je sais… une telle abomination… un enherbement, vous aviez bien compris ce mot si affreux que je n’ose le prononcer.
    — Guillaume enherbé, mais par qui… enfin, c’est un enfant. Il ne peut hériter des biens pour l’instant… je… vraiment…
    Béatrice de Vigonrin le fixa durant quelques instants et murmura dans un souffle pénible :
    — Mais justement… il n’a point trépassé alors qu’une… maladie similaire a emporté mon époux et mon fils, en pleine force d’âge.
    Le mire la considéra, ne voyant pas ce qu’elle tentait de lui faire comprendre, et répéta, perdu :
    — Guillaume est vif et se remettra tout à fait sous peu.
    — Justement… justement… Entendez-moi, je vous en conjure : j’ai prié jour et nuit afin qu’il vive. Toutefois, je persiste dans l’étonnement : n’est-il pas sidérant qu’un garçonnet réchappe d’une maladie qui décime des mâles adultes et de robuste constitution ?
    La stupeur figea Antoine Méchaud lorsque les hésitations et insinuations de Mme de Vigonrin se rejoignirent dans son esprit et qu’il en saisit enfin la signification. Il se reprit et demanda :
    — Soupçonnez-vous, madame, que… l’on aurait administré à Guillaume une sorte de poison produisant symptômes de fièvre de ventre, en quantité assez faible pour le rendre malade sans toutefois risquer de l’occire, contrairement à son père et à son grand-père ?
    Un « oui » presque inaudible lui répondit.
    — Dieu du ciel ! Madame… une telle accusation… si grave… Aucun crime n’est plus impardonnable que l’enherbement ! Mais qui ?
    D’une voix soudain inflexible, aussi tranchante qu’une lame, la baronne mère répondit en séparant nettement ses mots :
    — À qui profitent les soudaines disparitions de mon mari et de mon fils ? Qui héritera bien plus prestement des biens ayant déjà reçu le titre ?
    — Le jeune baron Guillaume ? Il n’a que cinq ans !
    — Je sais l’âge de mon petit-fils, messire mire. Au travers de Guillaume, sa mère qui en aura tutelle jusqu’à sa majorité.
    — Mme Mahaut ? murmura Méchaud abasourdi par l’accusation.
    — Qui d’autre ? Il me manque une dernière certitude… cependant, Agnès redoute le pire pour son fils Étienne. En attendant que rentre enfin mon gendre Eustache, je veillerai sur lui et sur Guillaume. S’il s’agit bien de Mahaut, elle devra me passer sur le corps avant d’atteindre mes descendants, j’en fais le serment et je ne suis guère capone 5 . S’il faut navrer un monstre déguisé en femme, j’en suis capable.
    Le mire n’en doutait pas. Néanmoins, la féroce résolution qu’il déchiffra sur le beau visage sévère de la baronne mère l’inquiéta.
    — Madame, avec tout mon respect, il s’agit là d’une terrible imputation. Il convient de se défier des emportements de nerfs, des suppositions. Enfin… de solides preuves sont nécessaires, trouver le poison, des écrits incriminants, des témoignages irréfutables, que sais-je ! Je vous conjure d’attendre le retour de votre fils d’alliance, messire Eustache de Malegneux, avant de vous précipiter dans une action qui pourrait se révéler désastreuse pour tous.
    La baronne sembla réfléchir, puis :
    — Accordé, puisque vous êtes homme d’avisés conseils et de bonté. Cependant, si jamais elle tentait l’innommable… je jure devant Dieu de l’occire de mes mains. Pour l’instant, nous nous contenterons de lui faire bonne figure en surveillant chacun de ses gestes et en tentant de découvrir la preuve que vous évoquez.
    — Le merci, madame, pour votre sagesse, déclara le médecin à peine rasséréné.
    — À vous revoir, messire mire.
    1 - Cheval assez lourd, moins rapide qu’un coursier mais plus robuste, souvent utilisé à la guerre comme cheval de charge.

    2 - La saignée, ou phlébotomie, a été très pratiquée depuis l’Antiquité jusqu’au début du XIX e siècle, sauf par les médecins allemands qui l’ont un peu délaissée dès le XVIII e siècle. Elle est toujours utilisée dans certains cas légitimes, comme l’hémochromatose ou la polyglobulie. La saignée systématique, censée rétablir les fameuses quatre humeurs d’Hippocrate, fut sans doute à l’origine d’un nombre considérable de décès, ne serait-ce qu’en raison d’infections dues à des lancettes non stériles. Citons, parmi ses victimes, la reine Marie-Thérèse