Le Brasier de Justice
l’espère, la conclusion de cette déplaisante affaire.
Le grand bailli d’épée remonta en selle et lança son cheval au galop. Resté seul, Arnaud de Tisans respira l’air très frais et saturé d’humidité en longues inspirations, tentant de se défaire de la nausée qui l’avait envahi.
Que faire ? Il ne pouvait rompre en visière avec le puissant Adelin d’Estrevers. Les conséquences d’une telle rébellion seraient dévastatrices pour lui. D’un autre côté, jamais il ne participerait de loin ou de près à une ignominie. Il songea à requérir audience de Mme Constance de Gausbert, mais le temps lui faisait défaut. Et puis, que lui dire, d’autant qu’il ne la connaissait que de réputation, ne l’ayant aperçue que dans l’hostellerie des Clairets lors d’une visite ?
Mettre en garde Guy de Trais ? Cependant, contrairement à ce qu’il avait affirmé à Hardouin cadet-Venelle, tout juste avait-il croisé le bailli de Nogent.
Réfléchir : le moindre faux pas pouvait être fatal et lui coûter sa charge, sa réputation, peut-être même sa vie.
1 - Qui court les rues à la nuit comme un filou.
2 - Ancien français qui signifiait « petite cerise ». A donné « guigne ».
XXXIX
Alentours de Nogent-le-Rotrou, novembre 1305
B éatrice de Vigonrin et sa fille Agnès se concertèrent à la manière de conspiratrices. L’une et l’autre exigèrent d’être l’espionne, la mouche qui irait fouiller les appartements de Mahaut.
Une commune inquiétude justifiait leur insistance : la crainte que l’autre ne soit surprise en situation délicate.
— Enfin, ma chère mère, permettez-moi de protester, avec tout mon respect. Si l’on me trouvait où je n’ai rien à faire, je pourrais toujours affirmer que je cherchais un ruban ou une épingle de cheveux dans la chambre de ma sœur d’alliance, argumenta Agnès.
— Et moi, rappeler que je suis chez moi et m’y déplace à ma guise afin de vérifier… Que sais-je… que les meubles sont cirés de frais, que la cheminée est garnie, bref, les prétextes ne me feraient pas défaut. N’insistez pas, ma mie, pour me plaire. Soyez mon efficace complice et chargez-vous d’entraîner Mahaut et son fils pour une longue promenade d’aération 1 . Alarmez-vous de leurs mines pâlies, de leurs joues creuses, montrez-vous sœur d’alliance et tante préoccupée.
— À votre convenance, ma mère, finit par approuver la jeune femme.
Béatrice de Vigonrin se posta dans le coin d’une des fenêtres vitrées de la bibliothèque et patienta. Enfin, elle vit sortir sa fille accompagnée de Mahaut qui tenait Guillaume par la main. Il lui sembla que les deux femmes devisaient, riant parfois. Le trio s’éloigna du manoir d’un pas allègre. Bien. Elle passait à l’attaque.
Une colère froide l’habitait. Un souvenir qu’elle avait totalement oublié ressurgit dans sa mémoire. François rentrant une nuit, couvert de sang et balafré. Une mauvaise rencontre avec des coupe-jarrets de chemins alors qu’il n’était accompagné que d’un serviteur armé d’un bâton. Affolée, elle avait pansé ses blessures, le saoulant de questions, s’agitant. François avait commenté d’un lapidaire :
— Apaisez-vous, ma douce mie. C’étaient eux ou nous. De deux maux, j’ai choisi le bien moindre.
Elle aussi opterait pour le moindre mal.
Elle grimpa les marches de l’escalier principal avec une agilité qu’elle pensait disparue et fonça vers les appartements de sa belle-fille. Elle s’immobilisa au milieu de la petite antichambre et réfléchit : où une femme madrée cacherait-elle un vil secret ? Pas un fond d’almaire ou de coffre, ni un dessous de matelas, ou une penderie : trop évident. Elle se dirigea vers le cabinet 2 aux vantaux richement sculptés. Le meuble avait appartenu à sa mère et elle en connaissait toutes les caches secrètes. Elle ouvrit un à un les tiroirs, passant la main dans le fond de certains d’eux pour faire jouer les ressorts qui révélaient de petits espaces destinés à recevoir bijoux précieux ou lettres confidentielles. Rien. Quelques boucles de cheveux blonds de Guillaume, quelques rares lettres de François, le défunt mari d’Agnès. Béatrice ayant décidé d’abandonner toute vergogne, toute délicatesse, elle les lut. Des platitudes qui se terminaient toutes par un « Je pense à vous, ma chère femme ». Un sourire attristé vint à la baronne. Dieu du ciel, son
Weitere Kostenlose Bücher