Le bûcher de Montségur
grandes invasions et toujours menacée d’être envahie de nouveau, jouit d’une relative stabilité religieuse et l’autorité de l’Église est théoriquement respectée 15 .
Or, l’hérésie, ou plutôt les hérésies pullulaient partout. Les survivances de l’arianisme et du manichéisme vaincus resurgissaient sans cesse, tantôt sous forme de compromis tacite avec l’orthodoxie, tantôt sous forme d’opposition ouverte ; de plus, les abus inévitables à l’existence d’une Église établie provoquaient sans cesse des protestations, des tendances réformatrices qui prenaient souvent le caractère d’hérésies, c’est-à-dire de divergences avec la doctrine officielle. Les hérésies apparaissaient dans les campagnes, où elles étaient peut-être une survivance à peine christianisée du mysticisme celtique ; dans les couvents, où elles étaient le fruit de méditations de moines à l’esprit aventureux ; dans les chaires de théologie ; dans les villes, où elles prenaient le caractère de révoltes à tendance sociale.
Mais dans le Nord de l’Italie et dans le Midi de la France, Rome avait à faire face à une situation totalement différente : il ne s’agissait plus de manifestations d’indépendance locales et individuelles, mais d’une véritable religion rivale qui s’installait en plein cœur de la chrétienté et gagnait du terrain par son assurance d’être la seule vraie religion. Les moyens de persuasion traditionnels employés par l’Église contre ses fils égarés se heurtaient à un mur inébranlable : ces hérétiques-là n’étaient plus des catholiques dissidents, ils puisaient leur force dans la conscience d’appartenir à une religion qui n’a jamais rien eu à voir avec le catholicisme, à une religion plus ancienne que l’Église.
(Il ne faut pas, du reste, perdre de vue le fait qu’une bonne partie des hérétiques, tant Italiens qu’Occitans, se composait de vaudois et d’autres sectes à tendance réformatrice, que l’Église eût sans doute réussi, à la longue, à ramener dans son sein par une politique plus compréhensive. Mais comme ces mouvements de réforme un peu extrémistes ont fini par être confondus avec la grande hérésie, le catharisme, c’est de celui-ci que nous avons à parler avant tout.)
La religion des cathares, ou des « purs » venait d’Orient. Les contemporains les traitaient de manichéens et d’ariens. En fait, la plupart des sectes hérétiques qui apparaissent en Europe occidentale à partir du XI e siècle sont traitées de « manichéennes ». C’est une façon de parler, les hérétiques ne se réclament jamais de Manès, et il est certain que les diverses Églises de tendance manichéenne avouée qui s’étaient implantées en Espagne, en Afrique du Nord et même en France avaient depuis longtemps renoncé à cette redoutable filiation qui les vouait aux anathèmes et aux bûchers. Il n’y avait plus de manichéens, il n’y avait plus que des « chrétiens ».
Des historiens modernes (F. Niel) sont allés jusqu’à dire que le catharisme n’était pas une hérésie, mais une religion qui n’avait plus rien de commun avec le christianisme. Il serait plus exact de dire qu’elle n’avait rien de commun avec le christianisme tel que dix siècles d’histoire de l’Église l’avaient formé. La religion cathare est une hérésie qui remonte au temps où les dogmes n’étaient pas encore cristallisés, où le monde antique confronté avec la foi nouvelle tâtonnait, cherchait, tentait par tous les moyens à sa portée de s’assimiler une doctrine étrangère, trop dynamique, trop vivante et dont les contradictions apparentes et réelles n’étaient pas faites pour rassurer des esprits avides de clarté.
Le gnosticisme, essai de synthèse entre la philosophie antique et le christianisme, niant la possibilité de la création par Dieu du mal et de la matière, fut de bonne heure condamné par les Pères de l’Église et ne devait jamais disparaître complètement ; son esprit est toujours resté vivace dans les Églises d’Orient et son influence sur la tradition occidentale est plus grande qu’on ne le croit. Les gnostiques influencent la doctrine de Manès qui, héritier de la religion perse, croit à deux principes essentiels, le Bon et le Mauvais ; Manès à son tour influence le gnosticisme ; et, de ce fait, la grande tradition dualiste, qui pénètre, du reste, par des voies
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