Le bûcher de Montségur
d’un esprit profondément religieux. Comme toute culture, celle du moyen âge était née de sa religion ; au XII e siècle elle s’en affranchissait déjà, et la littérature et la poésie profanes font preuve d’une indifférence religieuse quasi totale. La politique des rois, des princes (parfois des prélats) obéissait aux lois éternelles dont Machiavel devait devenir le théoricien, et qui n’avait rien à voir avec la foi. Le peuple vénérait les saints comme autrefois il avait vénéré les divinités du soleil, du vent et de la pluie. L’Église était souvent détestée et raillée jusque dans les pays où les gens se signaient d’horreur au seul nom d’hérésie. Le moyen âge fut cependant une grande époque de foi, car il n’y existait aucune valeur, aucun système de valeurs qui pût être dignement opposé à la religion ; toutes les aspirations, toutes les expériences véritablement profondes se confondaient dans la foi comme les fleuves dans la mer. Et si l’idéal chevaleresque et le mouvement social des communes étaient, en fait, étrangers à la religion, peu d’hommes songeaient à se passer d’une Église.
S’il y eut des sociétés sceptiques ou agnostiques – il semble que dans le Languedoc, ouvert à tous les courants intellectuels et affranchi en partie de la domination de l’Église, il y ait eu plus d’incroyants qu’ailleurs –, le scepticisme était rarement une raison de vivre, encore moins de mourir. Les malheurs de la croisade avaient créé dans le pays un élan de patriotisme ardent, mais ces hommes qui allaient mourir pour leur patrie criaient : « Jésus-Christ avec nous ! » En accusant l’Église de leurs maux, ils ne pouvaient que s’associer de cœur à cette autre Église qui depuis si longtemps leur répétait que Rome était l’incarnation même de Satan.
Là, une équivoque subsiste qui ne nous permettra jamais de déterminer jusqu’à quel point le Languedoc, après la mort de Simon de Montfort, était réellement gagné au catharisme (et au valdisme, qui, d’après les témoignages, gagna en ces années-là beaucoup d’auditeurs). Quand les partisans du comte de Toulouse, voire l’auteur de la Chanson lui-même et les troubadours, parlent de Dieu et de Jésus-Christ, il est très probable qu’ils en parlent en cathares, et que leur Dieu à eux est le Dieu Bon de la foi manichéenne. Mais nous n’en savons rien. D’autre part, ces gens vont à l’église, vénèrent les reliques et la croix, et nous ne savons pas s’ils le font par tolérance et par coutume, ou par conviction profonde.
Devant la catastrophe qui s’était abattue sur le pays, il est probable que les parfaits cathares aient en quelque sorte pactisé avec les éléments catholiques qui leurs étaient favorables, et qu’ils aient toléré une espèce de foi nationale et patriotique qui s’accommodait aussi bien de la vénération du culte cathare que des manifestations traditionnelles de la foi catholique. Le pays avait ses saints à lui, ses sanctuaires à lui, voire ses évêques catholiques à lui 141 . Les cathares, qui honoraient la mémoire des évangélistes et des apôtres, pouvaient, par égard envers la faiblesse humaine, autoriser leurs fidèles à invoquer ces saints.
Bien que nous n’ayons aucun renseignement précis sur ce sujet, il est légitime de supposer que le catharisme des années 1220-1230 ait eu bien souvent ce caractère mitigé qui tendait à le rapprocher en apparence du catholicisme. Une phrase du rituel cathare (rédigé, il est vrai, vers la fin du XIII e siècle) semblerait l’indiquer, car elle dit : « Cependant, que personne ne pense que par ce baptême (le consolamentum ) vous deviez mépriser l’autre baptême ni tout ce que vous avez pu faire ou dire de chrétien ou de bon jusqu’à maintenant 142 . » Or, ces paroles sont adressées au postulant déjà jugé digne de recevoir la vêture. Ceux qui ne prétendaient pas à cette dignité pouvaient donc être de bons croyants cathares, tout en restant attachés aux pratiques catholiques. Pour être croyant il suffisait de haïr Rome et les Français.
Il serait téméraire d’affirmer que le Languedoc tout entier soit devenu cathare ; il est, en revanche, plus que probable que ceux qui cherchaient sincèrement Dieu (et en cette époque de détresse ils devaient être nombreux) se tournaient vers l’Église cathare et non vers l’Église catholique.
Quand le pape,
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