Le cadavre Anglais
je vous laisse réfléchir et vais de ce pas achever ma toilette, mettant fin, marquis, à mes petites entrées !
Nicolas regagna son étage précédé d'une Mouchette triomphante qui vérifiait, tous les trois pas, qu'il la suivait bien. Quant à Cyrus, après un moment d'hésitation, la perspective effrayante des escaliers et des couloirs parut le rebuter et, avec un soupir de dépit, il se résigna à demeurer auprès de son maître. Catherine, prévoyante et connaissant les habitudes du commissaire lorsqu'il rentrait ainsi de bon matin, avait fait emplir la baignoire de cuivre par un porteur d'eau. Il se dévêtit et s'y plongea avec délices. La fatigue de la nuit se dissipa dans la tiédeur et il s'assoupit un long moment. Mouchette, qui considérait la situation avec impatience, finit par l'éveiller en lui projetant de sa patte habile de l'eau au visage. Il s'ébroua et jaillit éclaboussant au passage la chatte qui, indignée, s'enfuit retrouver Cyrus. Par ces temps de frimas, la coquine se gardait bien de se risquer au dehors.
Il constata être demeuré un long moment endormi ; en un tournemain, il se rasa et se coiffa, choisissant avec son habituelle attention le ruban pour nouer ses cheveux. Il avait décidé – il rit de sa formule – d'éclairer sa lanterne en allant consulter le bureau des illuminations de la rue Michodière. Ce n'était pas si éloigné en voiture et un service aussi nécessaire à la vie de la cité devait être accessible, même le jour du Seigneur. Avant de quitter l'hôtel, il prévint Marion, Catherine et Poitevin que, le soir même, il envisageait de ramener à souper trois ou quatre convives, dont Sanson. La nouvelle mit en émoi, non l'ancienne cantinière des armées du roi qui en avait vu d'autres, mais la pauvre Marion qui se signa avec horreur. Nicolas la rassura sur la nature de son ami : heureux père de famille et du commerce le plus bénin. Ce faisant, il savait rencontrer l'assentiment du maître des lieux qui, étranger à tout préjugé, souhaitait depuis longtemps convier Sanson à sa table.
Dehors, le mitron qui dégageait au racloir de bois la neige devant la boulangerie fut commis de quérir une voiture devant Saint-Eustache. Celle-ci à peine arrivée, Nicolas s'y engouffra. Les nuages bas, plombant le jour, donnaient à toute chose la teinte tourdille 15 , marque de cette saison. Les milliers de cheminées rejetaient fumées et suies dont l'air s'emparait aussitôt, éteignant tout éclat et toute couleur. Peinture éclatante à la belle saison, Paris prenait maintenant l'aspect d'une estampe dont l'épreuve eût été brouillée.
Les rues Coquillière et des Petits-Champs défilèrent et il parvint à destination à l'endroit où les rues Louis le Grand et Michodière faisaient angle pour déboucher boulevard de la Madeleine 16 . Le nombre de bâtisses en construction dans ce quartier le frappa. Des amas de pierres de taille, des gravois à demi couverts de neige marquaient les emplacements des nouveaux chantiers. Ces matériaux aiguisaient certaines convoitises. On rapportait que le comte d'Artois, frère du roi, décidé à presser les travaux du nouveau château qu'il faisait édifier au bois de Boulogne, poussait le zèle de telle manière qu'on arrêtait les charrois de pierres, de plâtre et autres matériaux destinés aux bâtiments des particuliers : ses gens s'en emparaient et les détournaient pour les mener là où on le souhaitait. Ces abus, qu'il ne fallait sans doute attribuer qu'à l'empressement des entrepreneurs, faisaient beaucoup crier et avec raison. Le lieutenant général de police en recevait des plaintes renouvelées sans y pouvoir répondre, si ce n'était par de bonnes paroles.
Par extraordinaire, le bureau des illuminations paraissait ouvert. Il n'était pas pour autant peuplé et Nicolas eut quelque mal à trouver au fond d'un couloir reculé le bureau du commis de permanence. Il s'agissait d'un petit homme voûté en bonnet noir, houppelande et mitaines, qui recopiait, le nez sur sa feuille, d'interminables états. Il taxa l'intrus d'un coup d'œil critique comme un reproche de troubler une besogne si capitale.
— Qu'en est-il ? Monsieur, qu'en est-il ?
— Je vous prie, dit Nicolas, suave, de me pardonner cette intrusion et de vous troubler dans un travail sans doute pressé et essentiel, qui vous tient tant à cœur qu'il occupe votre dimanche.
Il fallait bien lâcher un peu de son pour obtenir du grain.
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