Le cadavre Anglais
commissaire entraîna son hôte dans les profondeurs de la vieille forteresse.
III
COUP DOUBLE
Il me reste à ôter de tes yeux le voile d'une opinion erronée et mensongère.
Pétrarque
Les présentations donnèrent lieu à un jeu de scène entre le peintre et Sanson qui n'osait tendre la main à l'artiste, que celui-ci finit par saisir, heureux de saluer un ami du commissaire. Cela rompit la glace. Lavalée dressa son chevalet et posa son attirail sur un escabeau. Il disposa son papier sur une planche de bois et vérifia l'effet des lumières qui tombaient des torches de la muraille. Il recula enfin pour bénéficier du jour provenant des ouvertures sur l'extérieur. Il fronça les sourcils et se parla à lui-même.
— Une mort violente abîme et déforme les traits… avec de surcroît le froid et, si je ne m'abuse, le sel de conservation. Il faudra mettre tout cela dans la balance.
Il se tourna vers Nicolas et haussa le ton.
— Il conviendrait de relever la tête.
Il s'approcha du cadavre et l'examina sans marque d'émotion.
— … enfin le corps. Il y a la rigidité. Il faudrait le coincer.
L'assemblée se mit à réfléchir à haute voix. On convint que la seule solution consistait à caler le corps debout contre la muraille, derrière le tréteau des instruments de la question parfois donnée en ces lieux. Nicolas, toujours témoin de lui-même, ne pouvait s'empêcher de trouver insensée cette agitation d'hommes graves autour d'un mannequin sanglant. Et pourtant la justice, garante de l'ordre nécessaire du royaume, réclamait ces soins extravagants.
Le peintre s'était mis au travail face au masque tragique qui le regardait de ses yeux troubles à demi fermés. Avant de commencer, et presque avec tendresse, il en recoiffa la chevelure, lui redonnant un semblant de vie. Le commissaire fut sensible à cette marque de respect, une manière d'exorciser le traitement infligé à ce mort. Chacun demeurait silencieux, observant les gestes précis de Lavalée. Nicolas crut devoir l'interroger sur un point qui le tourmentait.
— Monsieur, le portrait que vous exécutez devra nécessairement passer par de nombreuses mains. La nature du pastel autorise-t-elle la destination qui sera la sienne ?
— La question est fondée. Il me revient de vous rassurer. D'une part, je travaille sur un parchemin au grain un peu râpeux. Il accroche la poudre du bâtonnet. Celui-ci…
Il leva celui qu'il tenait.
— … est un mélange efficient de pigments colorés agglomérés avec de l'eau gommée et du talc. Ainsi les couleurs résistent à l'épreuve du temps. Et, pour plus de sûreté, vous pourrez toujours protéger le portrait par un verre.
Il commença à croquer à grands traits avec un bâton d'ocre et offrit aux yeux effarés des assistants une esquisse déjà expressive. Il les étonna en multipliant d'affilée les essais pour enfin s'attacher à l'épreuve définitive et passer ainsi, avec une promptitude invraisemblable, des prouesses de l'ébauche à la force d'une œuvre accomplie. Appuyé sur le dessin tracé d'une main ferme, il opéra une savante alchimie des parties estompées, avec des jeux de lumière et de rehauts hardis qui, peu à peu, redonnèrent vie au modèle inerte. Puis il demanda au docteur Semacgus de lui préciser la nuance des yeux. Ils étaient gris-bleu, lui assura celui-ci après un instant d'observation.
— Alors nous allons lui ouvrir le regard et lui redonner vie !
Quelques instants après, chacun s'émerveilla de voir apparaître le visage avenant d'un jeune homme entre vingt et trente ans, à la carnation franche et fermement modelée, les yeux ironiques et la bouche réfléchie, le teint mat, qui frappait par sa charge immédiate de vraisemblance. Cette figuration était, à la fois, proche et éloignée de la face rigide exposée.
— Mon Dieu ! dit Sanson. Ses yeux brillent, ses cheveux semblent se soulever, ses narines frémissent, son front pense ; on pourrait croire qu'il nous va parler !
Lavalée acheva son travail par quelques coups de pouce, atténuant certains traits trop appuyés. Enfin, il se recula et, soupirant, parut admirer son œuvre.
— Quelle tristesse ! On aurait souhaité le connaître.
Nicolas songeait à la métamorphose transformant cette dépouille humaine si proche de la bête de boucherie par son abandon et son glissement vers l'innommable. Il espérait que, le jour du jugement, Dieu restituerait à chacun son corps
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