Le camp des femmes
Menthe du sirop. Menthe du cataplasme et de l’alcool camphré. Menthe confite. Menthe de la bouteille de liqueur de pêche. Et cette voix un peu sèche de Suzanne : « La praline est toujours trop sucrée et son amande souvent amère. Le caramel mou est trop sec et les durs se ramollissent à la chaleur, mais en revanche les crottes…» Tiens, crotte Suzanne. Oui, crotte ! Crotte ! Crotte et merde ! Avec tes recettes de cuisine, tes sauces, tes sucreries, tu nous fous le bourdon. Il ne faut jamais parler de ces cuisineries, de ces confiseries à des bonnes femmes qui n’ont plus de goût, plus d’estomac, plus d’intestins tellement elles ont avalé de saloperies pour tromper leur faim. Suzanne ne prononçait jamais le mot menthe. Pourquoi ? Et ce bonbon, là, sur le sol, devant moi, à mes pieds, je le sens déjà bien au chaud dans le trou de ma dent de sagesse. À gauche. Au fond à gauche. Il ne faudra le sucer qu’une fois. Une seule. Puis le replacer dans le papier. L’oublier. Mais comment oublier un bonbon à la menthe dans un camp. Peut-être, sans doute, le seul bonbon à la menthe perdu par une gardienne, un Kapo, un S.S. ou une détenue allemande qui reçoit des colis. Perdu ? Faut-il être folle pour perdre un bonbon à la menthe. Folle ? Oui ! Criminelle même. C’est un crime cette richesse devant notre misère. Un crime qui devrait être puni de mort. Faire sentir aux autres qu’il y a encore des riches. Des riches à bonbon à la menthe. Plus les riches sont riches, plus les pauvres s’appauvrissent… partout. Alors ici.
— Il est à moi ! Il suffit de me pencher, de tendre la main. Voilà. Je me penche, je tends la main. Mes doigts se déplient, se referment en hameçon. Il est là. Emprisonné. Toutes les phalanges. La peau, toute la peau l’aspire. Ce n’est pas possible ! Il me semble… Non ! Il ne me semble pas ; je suis sûre que son goût se mêle déjà au sang. Mes pores assoiffés pompent… Vite la poche. Il est dans la poche. La main par-dessus. Il est à moi. J’ai un bonbon à la menthe. Vous rendez-vous compte. Un bonbon ! Un bonbon à la menthe.
Un trésor ! Le trésor du camp. Je le coupe en deux ? Faut-il vraiment le couper en deux ? Une moitié c’est aussi un trésor. Oui je vais le couper en deux. Je garderai une moitié et j’échangerai la seconde. Avec une moitié de bonbon à la menthe il me sera facile de trouver une ou même – pourquoi pas ? – deux tranches de pain. Pas le noir. Le marron. Il faudra que je choisisse le marron. Il gonfle plus et il paraît sucré. Mais avec une moitié je suis certaine de troquer un tricot. Celles qui reçoivent des colis stockent les lainages mais elles sont sûrement privées de bonbons car le « superflu » n’a pas de place dans le paquet « nécessaire » à la survie. Et le superflu c’est le piment de la vie. Alors elles voudront de ma moitié de bonbon et j’enfilerai le pull-over. Chaud. Chaud en hiver ! À la fin de l’hiver, puisque nous aurons passé notre dernier hiver de détenues, il me sera aisé de le revendre. Deux parts égales : une pour le pain, une pour le tricot. Fini le bonbon. Question : qui est capable de préciser le poids d’un demi-bonbon ? Réponse : Eh ! bien, vu que… « ça suffit ! » Moi je dis, j’affirme, personne. Cela dépend du bonbon. De la forme du bonbon. De la grosseur du bonbon. De la marque du bonbon. Petite note : « En hiver, les bonbons sont comme les êtres humains, rabougris, ratatinés. Mettez donc un bonbon au soleil. Vous le verrez rapidement s’étirer, se répandre, couler. Il double – sûre, certaine, juré – de volume. Vous concluez ? Conclusion : « Je vais sucer les deux parts égales, l’une après l’autre bien entendu, en comptant… disons jusqu’à cinq et hop ! passez muscade ! dans sa robe de papier. Qui verra, qui saura ? Trop heureuses les heureuses de l’échange pour s’en apercevoir. Cinq secondes dans ma bouche n’entameront pas la couche la plus dure de la surface. Cinq secondes ce n’est pas assez. Je recommencerai la manœuvre trois ou quatre fois. Je naviguerai à l’estime : « Pas trop usé ? » « Pas trop ! » « Bien ! une fois, une toute petite fois…» Oh ! sublime délice. Ne pas serrer. Les dents écartez-vous. Arrière ! Papier. Première moitié : expérience à tenter sur quatre jours. Seconde moitié : attention ! Il vaudrait mieux laisser passer une
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