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Le camp des femmes

Le camp des femmes

Titel: Le camp des femmes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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craquelée, racornie par le gel ressemble au carrelage d’une souillarde que ma mère avait ajusté elle-même, un an avant la guerre.
    Peu à peu, les bordures du cercle se précisent, enveloppent les plans du dessin, soulignent cette lumière presque irréelle, douceâtre mais piquante et agressive. Un gros rond parfaitement posé sur les planches d’une scène derrière la rampe. Rond uniforme, troué en son centre par une tâche verdâtre, minuscule, mais si présente… Si présente – obsédante même – qu’elle se développe en branches, en tentacules. Rond vert. Au-delà : flou vert – œil vert – camp vert – monde vert.
    Aussi rêves verts. De ce vert acide aux reflets jaunes, posés sur un socle marron. Et ce vert, ces verts opposés se diluent avant de recomposer derrière le prisme, de projeter dans le fond de l’œil les images perdues d’autrefois, d’ailleurs. Séquences folles courant du blanc au bleu – berceau et mer, lait et ciel, sucre et barboteuse – en hésitant sur le rouge d’une sucette, les bistres délavés des cloisons, le noir des ardoises de la rue des Platanes – couleurs incertaines, perdues : lithographies aux biches de la chambre palissandre (les reflets du lit, bien sûr, éclataient en gerbes violacées, mais les biches éthérées, poursuivies par un barzoï, au cou trop long et au poil trop ras, étaient-elles grises, rousses, bruyère ou fougère, feuille d’automne ? Et le barzoï ? Sable de plage ? Lait d’écume ? Écorce de perchis ?), et le châle de tante Louise, et le chat de maman, et les confitures, et la serre ?… et… ? Tant et tant d’oublis, de transparences. Comme si le regard passe-muraille poursuivait sans obstacle l’infini. Couleurs sans couleur : Absence.
    Immobilisée depuis moins de deux secondes, Hélène Rabinatt prend soudain conscience du froid qui l’enserre, du chahut de ces centaines de femmes qui courent vers la place d’appel. Ces deux secondes passées ont sans doute été, pour elle, les plus riches depuis qu’elle a débarqué sur le gravier de Ravensbrück. Deux secondes où la vie s’est accrochée à la vie ; odeurs, sensations, souvenirs, tremblements, palpitements ont balayé la femme perdue.
    — C’est là (xvi) , en cet instant précis, devant cette tache verte, sur le sol, que j’ai senti que tout ce qui était derrière, il fallait l’oublier. Peut-être parce que immédiatement j’ai compris ce qu’était la tache verte. Ce flot du passé qui est remonté dans mon corps m’a transformé. Un remède miracle. Il fallait lutter. Se battre heure après heure, jour après jour, pour connaître la chute des « héros », pour revenir chez soi et serrer Lucie, ma petite Lucie, maman, papa, toute la famille enfin réunie, retrouvée. Cela peut paraître invraisemblable qu’en deux ou trois secondes puisse ainsi se transformer une femme à la porte de la mort. L’abandon, le renoncement n’ont besoin que d’un déclic pour s’évanouir. Et quelle leçon pour les autres quand je me raconterai : « Écoutez, écoutez. J’étais finie, lessivée, si j’en avais eu la force, je crois bien que j’aurais recherché un moyen de me suicider, mais il était plus facile de me laisser dévorer à petit feu par le désespoir. Là, au moins, l’issue était certaine alors que la semaine dernière, une « suicidée » avait été « ressuscitée » au Revier. Écoutez ! Écoutez ! J’étais morte et devant les marches du block j’ai vu, sur le sol, une tache verte, un papier vert en papillotte, frisé et rebondi. Vous ne devinez point ? Une tache verte ! Vert un peu pâle ! Papier transparent. Voyons ! Un bonbon ! Voilà. C’était un bonbon. Je l’ai reconnu. C’est vrai. Je le jure. Je vous dis que c’est vrai. Croyez-moi, j’y étais. Un bonbon sur le sol d’un camp de concentration, à deux mètres d’un block, à deux mètres d’un sillon creusé par des milliers de pieds de femmes qui chaque matin – aller et retour – traînaient, sans imagination, leurs semelles dans les mêmes traces. Claquettes, chiffons, godasses… univers de pieds sales, déformés, hurlants. Ongles arrachés, œdème, pus, sang. Et là, dans l’ombre de ces pieds, un tout petit bonbon vert. Vert de la menthe. Bonbon à la menthe. Fêtes foraines et vieilles tantes, préau de l’école, dernier rang de l’église. « Dis merci à la dame ! » Menthe du thé. Et salades chinoises.

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