Le camp des femmes
semaine avant d’attaquer le second morceau pour oublier le goût, l’espérer, le retrouver. Donc si je compte bien : trois semaines. Trois semaines pour un si ridicule bonbon. C’est inouï, mais mathématique. Recomptons.
— Annie ! J’ai oublié Annie. Il faudra faire « profiter » Annie au moins une fois. Une fois chaque part. Annie le mérite. Elle m’a donné (avant la crise) trois soupes. Oui, Annie le mérite. Quand je vous disais que ce bonbon c’était le miracle. Je tiens trois semaines en ne pensant qu’aux « cinq secondes », je fais plaisir à Annie, et je récupère au moins deux tranches de pain et un pull. Tout cela avec deux chicots de bonbon à la menthe. Monde absurde ! Monde ignoble ! En être là. Ce bonbon va me faire descendre plus bas encore. En me sauvant il m’extermine. Je renonce. Effaçons le tableau. Je vais… Aurai-je le courage ? Je vais… Ce serait une victoire sur moi. La première. Je vais…
Hélène Rabinatt délicatement déroule le papier. Il ne porte aucune inscription. Le sucre vert éclate de mille cristaux. Un noyau tacheté de fines gouttes plus claires. Il roule entre le pouce et l’index. Sans hésiter Hélène Rabinatt le dépose derrière la barrière des dents. De gauche à droite. La langue, à petits coups, en décrit le volume. La gorge reçoit les premières vapeurs. Effluves. Les mâchoires se desserrent. Tempête. Tempes détendues. Les molaires prennent assise. Le bonbon crisse. Coup sec. Flots. Dents attachées, retenues. Nouvelle ouverture. Les bajoues et la langue rassemblent les débris. Coup sec. Naufrage.
La scène de la « tache verte » n’a pas duré plus de dix secondes.
— Appel !
Un petit bout de papier transparent dans une poche portera souvenirs et espérance jusqu’au jour de la libération.
Un petit bout de papier dans une poche, un nuage vert enfermé dans les pupilles, une sensation de fraîcheur légèrement poivrée au niveau des muqueuses.
— Merci petite tache verte.
III
DÉCOUVERTE
Combien d’approches, de découvertes de Ravensbrück ? Sur le même rang, deux sœurs ne voient pas, n’entendent pas, ne ressentent pas, n’enregistrent pas les mêmes scènes, les mêmes images, les mêmes sensations. Les « chemins » qui mènent à l’enceinte barbelée sont si différents…
Après la stupeur de l’arrestation, la terreur des interrogatoires, l’isolement – le froid – de la cellule, l’angoisse de la condamnation ou de la décision, les premiers camps de regroupement (du type Compiègne, Romainville pour la France) semblent une détente dans ce labyrinthe répressif. Une véritable libération de prison. Un semblant de communauté paisible, très administrative, mais bon-enfant et « ragotière » , s’est implantée dans le provisoire. On est sorti du noir. Ici tout est possible : évasion, échange, lettre, colis, peut-être même visite… Le départ vers l’Allemagne c’est pour « demain » et demain peut venir dans un mois.
Demain c’est maintenant. Bagages. Adieux. Marche ou autobus. Quai de gare. Pour la plupart, l’hallucination de cet inconnu qui « grossit » remplace toutes les autres dépressions du temps des cellules et les vérités de chacun – recensement des accusations et inventaire des véritables responsabilités – modèlent un monde à la mesure des charges retrouvées ou imaginées : camp de travail, chantier de « jeunesse », cheminée d’un crématoire (« Si, je vous jure, ou me l’a dit, ça existe ! »).
Le train, le wagon encombré, la promiscuité, la chaleur, les défoulements des fonctions naturelles, les atteintes à la pudeur, aux « bonnes manières » créent une philosophie de l’instant révélatrice de la véritable nature humaine. Un wagon de marchandises c’est un camp de concentration miniature… déjà une révélation sur « soi ». Égoïsme, amitiés, haines, indifférences, don de soi. Le train s’arrête.
— En (xvii) descendant après sept jours de voyage, c’est presque avec soulagement que nous nous dirigeons vers un domicile fixe, pensant avec optimisme que la mauvaise réputation de Ravensbrück était sans doute exagérée.
— Il faisait délicieusement beau ce 21 août, vers 10 heures du matin, lorsqu’au sortir de la gare nous avons pénétré dans ce bois de pins qui nous conduisait au camp. Nous n’étions pas encore accoutumées au rigide « 5 par 5 » et nos gardiens nous
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