Le camp des femmes
laissaient marcher avec un certain flottement entre les rangs. Plusieurs femmes assez chargées de bagages suivaient même loin derrière les autres, sans se presser. Cette promenade matinale après des jours sans air semblait idéale. Nous ne nous lassions pas d’admirer ces jolies villas si soignées, entourées de jardins fleuris faits pour le plaisir des yeux et dans lesquels jouaient de beaux bébés demi-nus…
— Peu à peu, le bois s’éclaircit, nous apercevons le clocher de Fürstenberg, entouré de petites maisons comme des jouets. Tous les toits se mirent dans l’eau d’un lac paisible. Quelques barques évoluent lentement. Nous arrivons à la hauteur d’un camp de prisonniers qui travaillent dans un chantier de bois. Les crânes rasés, les tuniques rayées nous étonnent un peu (ce sont les premiers « pyjamas » que nous voyons), mais nos gardiens veulent bien nous expliquer que nous sommes en présence de déserteurs allemands dont la mansuétude du grand Reich a bien adouci le sort, puisque, non seulement ils n’ont pas été fusillés, mais encore ils ne sont pas retournés sur le front de Russie. Inutile de dire que nous avons bien vite été fixées sur l’identité des prétendus déserteurs.
— Après trois ou quatre kilomètres de marche, nous nous trouvons devant un grand mur d’enceinte gardé par des sentinelles. Une énorme porte s’ouvre à notre approche, nous allons pénétrer dans le camp.
— De (xviii) chaque côté de l’entrée, le poste de garde et probablement un garage car des prisonniers sont plongés sous le capot de voitures. Au milieu, une immense porte cochère grande ouverte, mais dont le passage est protégé par une barrière qu’on lève pour entrer (les mêmes que je voyais aux passages à niveau, chez nous, lorsque nous partions joyeux en voiture pour les vacances). Et cette porte me fait penser tout à coup au pauvre curé de Cucugnan attendant devant l’entrée de l’enfer.
— Nous stoppons et ils nous comptent. Ont-ils peur qu’il s’en soit échappé ?
— « Sûr qu’ils sont atteints de comptomanie, s’écrie l’une de nous. »
— Pendant ce court moment de pause, je sens la fatigue déferler sur moi, Tant que je marchais je ne m’en apercevais pas de trop mais à l’arrêt, j’ai l’impression que mes jambes vont me refuser tout service.
— Nous entrons. Avec un bruit sourd, la barrière s’est refermée sur nous. Voilà, c’est fini, nous sommes réellement entre leurs mains, livrées à leur merci, sans espoir d’évasion. Un étau me serre la gorge. Parquées comme des bestiaux au milieu d’un champ, nous attendons debout sous un soleil torride. Je n’arrive même plus à penser, je suis littéralement liquéfiée, vidée, anéantie, je me sens abêtie ; pourtant, un espoir aussi puissant que le poids du monde me soutient : revoir ma mère car j’ai appris (tes nouvelles votent vite au camp) qu’elle était là. Ah ! qu’elle me prenne dans ses bras et me berce tout comme lorsque j’étais enfant ; pouvoir cacher ma peine et ma fatigue au creux de son épaule. Mais elle doit être bien lasse aussi, pauvre maman !
— Pour le moment, la seule distraction que nous ayons, c’est de regarder les colonnes qui rentrent les unes derrière tes autres. Sûr qu’elles doivent revenir du travail, car elles ont toutes un outil ; les unes des pelles ou des pioches sur l’épaule, d’autres des râteaux tenus par le manche et dont le bout racle le sol charbonneux. Je pense, car un rien distrait, qu’il y en a bien une dans le tas qui va finir par mettre le pied sur les dents d’un râteau en marchant. Ça y est ! Comme si j’avais un don de seconde vue, au même moment, en voilà une qui prend le manche en plein front, en poussant un hurlement de douleur. Moi, sans cœur, j’éclate d’un rire sonore que je ne peux maîtriser, tant la scène est comique. Yettoun qui est à côté de moi et qui n’a probablement rien vu, me regarde avec inquiétude et me dit d’un ton réprobateur parfumé de l’accent du midi :
— « Alors toi, tu trouves la situation marrante ? Ça te fait rire ? »
— Je lui explique ou je la laisse mourir idiote ? Bah, après tout, n’ayant rien remarqué ça n’aurait plus le même charme et puis ça me tue de parler. Mes yeux, bien qu’irrités par la lumière brûlante du soleil, s’ouvrent tout grand pour essayer de repérer, dans ce nombre de femmes qui va
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