Le camp des femmes
peu davantage le block 26 et à compliquer un peu davantage la cérémonie bi-quotidienne : car matin et soir, le jeu continue :
« Tout le monde dehors, sans bagages… Non, avec bagages ! »
Cela deviendra proverbial. Je bénis ces heures de piquet au grand air, où l’on peut enfin s’étirer de toute sa longueur. Peu à peu, nous voyons clair dans notre affaire ; on ne nous attendait pas à Ravensbrück ; le transport est tellement énorme que le personnel est débordé et le matériel insuffisant ; on ne sait où nous loger, les ateliers de couture fabriquent à tour de bras des robes rayées ; ils fournissent tous les jours de quoi habiller un petit groupe qui disparaît à l’heure de l’appel, augmentant ainsi notre espace vital. La première nuit, j’ai dormi debout, la seconde les genoux aux dents, la troisième avec une jambe précautionneusement allongée. Comme je suis au W de la dernière liste, je sais que je finirai par avoir deux mètres carrés de plancher à moi seule. Mais l’atmosphère du block 26 devient de plus en plus pénible, si bien que la perspective de la douche et de la robe rayée qui me semblait d’abord insupportable, se pare soudain de charmes insoupçonnés. Puis cela redevient un cauchemar : quelques-unes d’entre nous ont aperçu par la fenêtre un groupe d’amies revenant des douches. Presque toutes étaient rasées. On ne parle plus que de cela. Les policières, consultées, affirment qu’on ne rase que celles qui ont des poux. Alors le block 26 est pris d’une furie d’épouillage : on fait effectivement quelques captures, mais infiniment moins que le nombre des tondues ne permettait de le prévoir. Alors quoi ?
Le lundi soir enfin, c’est mon tour. Je troque mon nom contre le numéro 27 856. Je dépose mes bijoux et quelques centaines de francs, on les enferme dans une pochette, je signe le reçu dans toutes les formes. Le gros de mon argent, je l’ai cousu dans mon sac à main et dans mon sac de montagne ; perdu pour perdu, ils ne l’auront pas. Puis nous sommes amenées aux douches. C’est une salle très vaste, entourée d’autres plus petites où se font la fouille et l’épouillage. Notre fournée est très nombreuse et c’est l’heure où ces dames vont dîner. On nous empile avec armes et bagages au centre de la salle des douches, et nous avons le temps de nous organiser : celles qui n’ont pas encore passé la fouille glisseront leurs objets précieux à celles qui en sortent et qui les garderont.
Ainsi fut fait à la reprise des opérations. Ces dames étaient fatiguées et visiblement pressées d’expédier la corvée. Une policière explora rapidement le contenu de ma valise, déchira d’un geste méprisant une liasse de papiers en allemand : les traductions, fruit de mes deux mois de prison, et peut-être le meilleur travail que j’aie jamais fait. Elle envoya le tout voler sur le plancher, les livres allaient suivre quand la « aufseherin » de service les attrapa au vol :
« Ce sont des romans allemands ?
« — Mais oui, Madame.
« — Tiens, vous parlez l’allemand ? Vous êtes Allemande ?
« — Non, je suis Française ; mais je suis professeur d’allemand.
« — C’est intéressant, ce machin-là ? (C’est un gros roman historique de 786 pages.)
« — Très intéressant. (Je doute fort que cela puisse amuser une dame S.S.) Elle l’a empoché.
« — Ça va. Laisse-la tranquille. »
Et la policière fait preuve d’une magnanimité rare. Elle enferme dans un grand sac de papier mon manteau, une robe, une paire de souliers, un peu de linge ; de quoi m’habiller décemment, au cas invraisemblable où je viendrais à être libérée. Je lui dis :
« Vous oubliez les bas. »
Elle cligne de l’œil :
« Pas besoin. Vous êtes Française, hein ? Vous serez libérée à la belle saison. »
Une fois de plus, je signe un reçu. Puis, rapidement, elle trie le restant de mes affaires. Elle me laisse mes chaussures de montagne (chaussures de travail, m’explique-t-elle), deux chandails, du linge. Puis, cherchant un récipient, elle avise mon sac de montagne, fourre le tout dedans et me le tend. J’ai failli crier de joie. Puis je profite d’une discussion avec la cliente suivante pour rafler encore quelques menus objets. Le reste est lancé sur une immense pile de bric-à-brac qui grandit au fond de la pièce.
Traînant mon sac, je passe l’épreuve redoutable entre
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