Le camp des femmes
marquées du même sceau qu’elles, que notre sort était définitivement enchaîné au leur, que leur vie, leurs souffrances, leurs espérances devenaient nos vies, nos souffrances, nos espérances, – la punition d’une unité pouvait entraîner la punition de tout le block, la punition d’un block rejaillir sur tout le camp, – et je sentis confusément que s’effaçait le dernier vestige de liberté que nous croyions posséder encore, au moment où nous entrions dans cette nouvelle communion des saints.
Chaque block était administré par une prisonnière en chef, la Blockowa ou Blockälteste, qui avait elle-même sous ses ordres deux ou plusieurs Stubowa ou Stubenältesten, chacune d’elles étant affectée à l’un des deux côtés du block. Les unes et les autres étaient le plus souvent des Polonaises. Elles se distinguaient des autres prisonnières par le port d’un brassard vert sur lequel était brodé le numéro de leur block. Le block était divisé en deux parties identiques : le côté A et le côté B. Chaque côté comprenait un dortoir de lits à trois étages, une salle meublée de tables, de tabourets, d’armoires et un lavabo.
Quand notre petit groupe arriva au block 22, il fut dirigé vers le côté A ; où une grande Polonaise, qui nous parut fort sèche, faisait la police, à grand renfort de cris et de gesticulation. Nous fûmes affectées à une table près de laquelle nous nous assîmes, par terre, car il n’y avait pas assez de tabourets, et nous attendîmes. La Stubowa nous dit qu’il faudrait attendre ainsi pendant quarante jours, durée de notre quarantaine. Elle nous expliqua que nous n’allions encore participer à la vie du camp que par les appels du matin au soir et que nos seules obligations pendant cette période seraient les dernières formalités relatives à notre incorporation. La perspective du travail se trouvait heureusement reculée, ce qui allait nous permettre de gagner du temps et d’économiser nos forces. Les convois qui nous suivirent n’eurent pas cette chance ; ils se multiplièrent et se succédèrent à une cadence si accélérée qu’il ne pouvait plus être question de quarantaine. Nous choisîmes nos places dans le dortoir : le block avait été précédemment habité par des Gitanes, et les paillasses étaient remplies de poux. Nous nous installâmes deux par lit, ce qui se révéla d’ailleurs être le seul système calorifique, car aucune couverture ne nous avait été octroyée.
BLOCK 26
Au sortir (xxiv) des rues noires, voici un nouveau terrain vague ; les baraques qui l’entourent sont plus grandes. On nous conduit à la dernière : « Block 26. » Nous entrons péniblement, nos bagages s’accrochent dans le couloir étroit. On nous introduit dans une pièce assez vaste ; environ 10 m sur 10 m. Deux dames en rayures, le bandeau rouge des policières au bras, nous entassent debout contre les murs, et crient d’une voix stridente, en roulant les r éperdument : zurück ! zurück ! Puis, quand on proteste trop fort : Ruhe ! Nous sommes déjà serrées comme dans le train, mais il paraît que cela ne suffit pas ; et nous finissons par comprendre avec horreur que les neuf cent quatre-vingts femmes devront tenir dans cette pièce. Il fait une chaleur effroyable, on s’invective, on se monte dessus, on se trouve mal. En fin de compte, le résultat est atteint : les neuf cent quatre-vingts femmes sont bourrées dans la salle. C’est le plus effroyable cas de compression humaine que j’aie jamais vu. Sur le seuil, la policière demande une interprète, puis avec un fort accent slave, elle tient à peu près ce discours :
« Vous êtes ici dans un camp de concentration. On se lève à trois heures et demie, on travaille douze heures, on se couche à sept heures du soir. Vous travaillerez au camp ou dans une usine des environs. Si vous désobéissez, vous aurez vingt-cinq coups de bâton ou vous irez au bunker (cachot). Vous n’avez pas le droit de garder vos affaires personnelles ; les pratiques religieuses sont strictement interdites. N’essayez pas de vous évader, les murs sont garnis de barbelés électrifiés et les S.S. ont des chiens. Ah, encore une chose : il y a environ vingt mille femmes ici, et chaque semaine il y a trois libérations. C’est tout. » Nous n’avons pas le temps de réaliser : coup de sirène, toutes les lumières s’éteignent, cris, remous. La policière hurle : Ruhe !
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