Le camp des femmes
Ruhe ! Ruhe ! La sentinelle, dehors, cogne dans les carreaux et hurle : « Fenster zu ! » L’interprète clame des ordres dans la tempête : il y a alerte, on doit observer un silence complet et comme les femmes ne se taisent pas, il faut fermer les fenêtres sans quoi on tirera dedans. Par quels miracles, à la suite de quels pugilats, les fenêtres hautes, difficiles à atteindre, sont-elles enfin fermées ? Le silence finit par s’établir, épais, terrifiant. Je suis debout en équilibre instable, sur un pied, de toutes parts des corps humains, haletants, suants, s’agrippent à moi. Si j’ouvre la bouche, les cheveux de ma voisine me rentrent dedans. De minute en minute, l’atmosphère devient plus irrespirable. Nous sombrons dans un abîme d’angoisse et de désespoir. Au-dehors, les sentinelles font la ronde, puis des avions passent, très haut. Lentement, le jour blêmit aux fenêtres. Coup de sirène : le camp retrouve son activité. Nous apprenons que l’alerte est finie, et qu’on va ouvrir une seconde salle, analogue à celle-ci, à l’autre bout de la baraque. Effectivement, deux heures plus tard, notre espace vital a doublé : on a maintenant un minimum de place pour s’accroupir sur son bagage, plus un couloir surencombré, deux lavabos et un W.C. Mais la circulation est tellement difficile qu’on ne se déplace qu’en cas de nécessité absolue. Dans le lavabo, celles d’entre nous qui sont médecins ont installé une infirmerie : il y a plusieurs cas de maladies graves, sans compter les crises de nerfs et les syncopes. Le W.C. comporte cinq places, dont une est impraticable ; il faut faire la queue ; de même, si l’on a la prétention de se laver. Peu à peu, un semblant de service d’ordre s’organise ; les policières amateurs font prendre patience aux gens, les exhortent à la bonne humeur. Dans le courant de la matinée, on nous apporte du café-ersatz ; c’est la première fois que nous buvons depuis des éternités.
Vers deux heures les bandes rouges reparaissent :
— Tout le monde dehors. Avec bagages.
Ruée effroyable pour sortir les ballots par l’unique porte et les fenêtres. Quand l’opération est à moitié faite, contre-ordre :
— Tout le monde dehors, sans bagages !
Les ballots rentrent non moins tumultueusement. On nous aligne sur le vaste espace de sable devant le block. Une « Aufseherin », aidée de l’interprète, procède à un appel nominal interminable. Sur ses listes, qui sont celles du transport, nous sommes classées par ordre d’arrivée à Compiègne, mais ici on nous a disposées par ordre alphabétique ; il s’en suit une confusion inexprimable. Nous commençons à apprécier l’organisation allemande. Il fait froid, l’air est vif, il neige un peu. Après deux heures de pause, tout le monde est réexpédié au block : bataille pour récupérer sa place et ses bagages. Chaque femme défend son coin comme si elle devait y demeurer toujours. L’atmosphère est à la tempête, le brouhaha des voix devient un mugissement formidable, plus pénible encore que la chaleur et l’odeur d’humanité sale. Or, nous sommes jeudi ; je resterai là-dedans jusqu’au lundi soir.
On nous apporte à domicile la pitance maison : soupe de rutabagas, pain noir et margarine. Mais nous avons nos colis de la Croix-Rouge, que nous dévorons à belles dents. Les policières qui vont et viennent, consentent à causer : ce sont pour la plupart des Tchèques et des Polonaises qui savent à peu près l’allemand. Elles voient que nous avons beaucoup de belles et bonnes choses dans nos bagages et elles commencent un chantage discret :
« De toute façon, on ne vous laissera absolument rien. Alors, donne-moi un foulard, un peu de parfum, et je te rendrai service à la fouille… Si tu me donnes ton sucre, je cacherai ta montre, et ils ne l’auront pas… Tu veux sauver tes photos ? Je connais quelqu’un qui te les gardera, mais il me faut une paire de bas de soie…»
Et ainsi de suite, pendant cinq jours ; les Françaises, affolées, donnent dans le panneau et se préparent des complications futures.
Entre-temps, miracle, nos valises ont reparu. Un beau matin, on nous invite à aller les récupérer. Elles gisent dans le sable saupoudré de neige, fracturées ou éventrées. Tout ce qui ressemblait à des boîtes de sardines, à des trousses de toilette ou à du linge de soie, s’est envolé. Le reste servira à encombrer un
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