Le camp des femmes
rabougris, aux maisons de papier, aux meubles de bambou et de ces fêtes splendides, des cerisiers en fleur.
À côté d’elle, Blanchette, pauvre petite Négresse tuberculeuse, toussait nuit et jour, souffrant beaucoup des rigueurs de la température nordique. Ses grands yeux fiévreux semblaient toujours interroger comme un enfant qui ne peut comprendre l’injustice des hommes. Et, naïvement, elle demandait : « Pourquoi les vilains missiés l’avaient emmenée et ce qu’ils allaient lui faire. »
Bonne d’enfants chez des résistants, ignorant tout de leurs secrets, elle était arrivée à Ravensbrück après deux mois de Fresnes, sans aucun interrogatoire.
VI
KOUTA
Elle se dresse (xxvii) de quelques centimètres dans un effort surhumain. Les bras se lèvent. Pauvre oiseau qui veut battre l’air. La couverture glisse. Le corps, plaie immense, chair à nu, retrouve sa place dans le creux de la paillasse souillée. Deux grands trous noirs me fixent, me transpercent. Elle ouvre la bouche, la referme, l’ouvre encore. Dans le vacarme des cris, des toux, des râles du Revier, je crois entendre un mot : « Kouta. »
C’est la première fois que je vois une femme mourir. Une femme ? Ce pourrait être un homme (un vieillard), une jeune fille (une enfant). Je la crois Polonaise. Je la crois femme de trente-cinq ans. Je la crois nouvelle au camp. Elle est entrée au Revier il y a trois jours ; je ne sais même pas si une doctoresse a eu le temps de l’examiner. On lui a donné une place au second étage, dans l’un des quatre châlits réservés « aux morts » . Je crois qu’aucun vivant rentrant dans ce block et affecté « aux morts » , n’a dépassé cinq jours. Je suis à la frontière du secteur « aux morts ». Les autorités qui craignent tant les souillures, les odeurs, les microbes – surtout les microbes – ne s’aventurent jamais dans les parages des condamnées et la hiérarchie prisonnière profite de ce « no man’s land » pour cacher, abriter, regonfler ses protégées.
— Kouta ! Kouta !
La voix racle, bave.
— Kouta !
On crie « ta gueule », « silence » en sept ou huit langues.
— Kouta !
— Encore.
Qui est Kouta ? Que veut dire ce « Kouta » ? Je parie qu’elle ne tiendra pas une heure, qu’elle ne pourra prononcer son « Kouta » plus de dix fois. Les bras se lèvent. Les doigts, désespérément, tentent d’agripper une planche de la couchette supérieure et ne crochètent que le vide. Mourir ! La Polonaise va mourir. Seule. Moi, la « planquée » aux amitiés efficaces, je ne vais tout de même pas rester indifférente. Je dois me lever. L’assister. Être présente. Pourrai-je supporter ses yeux… ?
— Kouta !
Elle étreint ma main. Une main jaune. Une main fine. Mais sans blessure. Main froide aux ongles brillants.
— Ne bougez pas. Le docteur va venir.
J’ai l’impression de voir courir son sang sous la peau transparente. Le sang à peine coloré. Bleu des veines et des vaisseaux. Et ces plaies ? Ces plaies horribles. Sûrement érésipèle… On ne meurt pas d’érésipèle même généralisé. Zona, autre chose plus grave ?
— Kouta !
La voix n’est plus qu’un souffle. Le visage se calme.
Paisible. Elle veut partir paisible. Peut-être est-elle capable d’imaginer, de revoir, en elle. Une infirmière me bouscule, me secoue.
— Vite ! Au lit. Si on te voit debout, on va te faire sortir et tu dois rester ici encore au moins deux jours.
— Mais elle va mourir.
— Ce n’est pas la première. Elle était déjà morte quand elle est entrée.
— Elle vit encore !…
— Pour nous elle était morte. On n’arrive pas à sauver les malades légères, alors les autres ! Allez remonte.
Les yeux noirs. La main. La main s’agite…
— Kouta !
— Une seconde, attendez, elle veut me dire quelque chose.
La mourante ferme les yeux. Les joues se gonflent légèrement. La main remonte vers les reins. L’infirmière me pince le bras :
— Vite !
— Attendez ! Regardez elle me tend quelque chose. Une ceinture ! C’est une ceinture ! C’est pour moi.
J’avance d’un pas. Les paupières entrouvertes clignotent, la main me tend la ceinture.
— Kouta !
Je sais que c’est le dernier « Kouta ».
— Merci ! Merci !
Je suis déjà sur ma paillasse, la ceinture cachée sous mes cuisses. Je n’ose tourner la tête vers le coin « aux morts ». « Qui
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