Le camp des femmes
vermine vient la dysenterie ; il fait très froid, l’on manque toujours d’eau, les malades nettoient plus ou moins leur linge, que nous n’avons pas le droit de faire sécher ; il faut le remettre mouillé.
Une trentaine de femmes meurent en quinze jours, vers Noël.
À cette époque de l’année 1943, nous sommes certainement les plus malheureuses du camp. Pourquoi ces officiers sont-ils venus nous voir ? Comme ils se sont joués de nous ; avec quel cynisme et quelle ironie ils ont osé faire de trompeuses promesses. Nous n’avons rien demandé, mais ils se plaisent à piétiner leurs victimes, car ces Boches ne respectent rien…
Nos malheurs s’accumulent, nous n’avons pas le droit d’écrire en France, toutes les autres prisonnières, y compris les Belges, sont autorisées à recevoir et à envoyer une lettre par mois. Pour nous, il n’est évidemment pas question de colis puisque nos familles ignorent où nous sommes et que Vichy, comme la Croix-Rouge à son service, ne se soucie absolument pas des déportées. Nous nous rongeons d’inquiétude en songeant aux nôtres qui restent sans nouvelles ; nous avons faim, la maladie a de plus en plus prise sur nous, les punitions redoublent sans motif, nous avons sept dimanches successifs sans soupe, mais avec pause de six heures et marché forcée. Nous passons pour des femmes de rien, des filles ; l’on nous menace de faire l’appel sous les jets d’eau, avec les chiens.
Au cours des mois d’octobre et novembre, notre block s’était rempli au-delà du possible. Nous étions plus de 1 100 au lieu de 5 à 600. D’abord, nous recevons un groupe de « Mischelinge », demi-Juives rescapées de Birkenau, puis par centaines des femmes et des enfants, sujets hongrois, roumains, turcs, juifs traqués plus tardivement, du bébé de deux ans aux grands garçons de quatorze ans, trente-trois nationalités différentes s’affrontent, l’on parle tous les jargons dans le block. Il y a de très vieilles femmes : six ont près de 80 ans, trois ont 76 ans ; elles voisinent, au lavabo, avec les garçons nus.
Le manque d’hygiène devient effarant et chaque soir de nouveaux contingents arrivent, il faut se serrer ; c’est facile à dire, nous sommes déjà sept sur deux petites paillasses ! Après l’appel, nous courons nous coucher, de peur de trouver « notre » lit occupé, cela se produit souvent ! C’est aux plus sans-gêne ; à qui se plaindre ? L’on s’étend par terre, la robe sur soi en guise de drap. N’importe quelle inconnue, sale ou malade, s’impose sur notre paillasse. Malheur aux isolées qui ne se sont pas encore fait de véritables camarades, car, dans cette foule, il faut lutter, se débattre, se défendre à chaque minute. Deux jeunes étudiantes de Lyon ont partagé un mois le grabat d’une vieille femme juive couverte de poux et déjà atteinte de typhus ; il n’y a, ce soir-là, plus de place, même sur le plancher. Dans un coin du dortoir, on se plaint d’une certaine Marcelle, fille de cabaret louche, grossière et repoussante. « Sur ses pieds, dit l’une de ses voisines avec dégoût, l’on ferait germer des pommes de terre. »
BLOCK 32
Au (xxvi) block 32 de Ravensbrück, nous avions un groupe de Belges venant des prisons de Belgique et d’Allemagne. Elles appartenaient presque toutes à la Résistance Belge. Comme nous, Françaises, elles portaient le triangle rouge sans initiale de nationalité (la Belgique était sans doute, avec la France, considérée comme étant sous protectorat allemand). Appartenant moi-même à un réseau belge, je fraternisais avec beaucoup d’entre elles. Plusieurs, ayant voyagé en France, évoquaient des paysages connus, de longues randonnées à travers les Alpes et… surtout Paris ! J’étais passée à Bruxelles un jour de fête, et elles étaient fières d’apprendre que j’avais vu le Manneken-Pis revêtu de ses beaux atours. Fières aussi de leur charcuterie succulente, de leur pâtisserie délicieuse que j’avais appréciée pendant mon séjour, riant de m’entendre leur rappeler les noms de certaines rues de Bruxelles, à évocation culinaire : rue des Harengs, rue des Radis, rue du Fromage, impasse de la Moutarde…
La Belgique côtoyait… la Chine. Dans le block 32 se trouvait en effet Nadine, la Chinoise, qui, ayant habité longtemps Pékin, nous initiait aux coutumes ancestrales de son pays, nous parlait de ces paysages de rêve aux arbres
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