Le camp des femmes
avançait.
Le moment était venu pour nous, pensais-je, d’abandonner le rôle de spectateur pour prendre, avec l’uniforme, un rôle dans ce drame, dont le dénouement serait notre échec ou notre victoire, notre mort ou notre vie. Mais, en même temps que la hideur ambiante s’inscrivait dans mon esprit, s’insinuait en moi et d’une façon lancinante la certitude d’un autre danger, tout aussi redoutable, qui menaçait nos individualités, nos intelligences, l’essence même de notre personnalité.
À quoi nous servirait-il de lutter pour conserver nos vies si nous n’étions pas assez fortes pour sauvegarder nos âmes ? Certes, ce n’est pas parce que vous êtes soudain revêtue d’une robe cousue comme un sac, ce n’est pas parce que vos cheveux sont tondus que vous trahissez du même coup les principes qui, pendant de longues années, se sont fortifiés en vous. Mais je ne doutais pas un instant qu’il s’agissait là de l’application du premier article d’un système minutieusement élaboré, afin de nous amener par étapes à la déchéance… L’avenir devait, hélas ! justifier nos craintes.
Étions-nous donc appelées à devenir ces spectres entrevus l’autre nuit ? Prise de vertige au bord du gouffre épouvantable dans lequel j’eus, pour une seconde, l’impression que nous allions nous abîmer, je me souvins de cette phrase de Gide, que j’avais gravée sur le mur sordide de ma cellule : « Nathanaël, que la beauté soit dans ton regard, et non point dans la chose regardée. »
Il était déjà tard quand on nous dit que le travail de la journée était terminé et que nous allions passer la nuit sur place ; une fois de plus, nous nous installâmes, une fois de plus, couvertures et ballots furent aménagés en lits. Nous avions assez de place, et cela me sembla si confortable que je m’endormis aussitôt. Le lendemain matin, tandis que j’attendais mon tour avant de pénétrer dans la petite pièce réservée au pillage des bagages, près du salon de coiffure, je pouvais voir, sur le mur de celui-ci, se détacher l’ombre mouvante des ciseaux en action.
Le dépouillement des « nouvelles » était assuré, ainsi que tout travail dans le camp, par des prisonnières, elles-mêmes surveillées par des Aufseherinnen, c’est-à-dire des gardiennes allemandes, sœurs des « souris » trop connues dans nos villes de France. Elles constituaient une espèce d’armée, recevaient des grades, étaient soumises à une discipline sévère (lever à l’aube, habitation dans des baraques situées dans les abords du camp), assujetties à des appels, et elles avaient à leur tête une Oberaufseherin, dont le rôle était de supervision générale…
Une fois entrée dans la salle où s’entassaient les montagnes d’objets volés aux précédentes initiées, avant même que j’eusse eu le temps d’ouvrir ma valise, mes couvertures et mon sac de couchage m’avaient déjà été retirés ; tandis que je me déshabillais, j’assistai au pillage intégral de mes bagages : on jeta, sur un tas probablement destiné à être brûlé, papiers, photographies, chapelets ; puis, sur un autre tas, ce qui ne plaisait pas ; quant au reste : eau de Cologne, linge, ceinture de cuir, il fut l’objet d’une razzia instantanée. Les gardiennes se l’arrachèrent, en supputant la valeur, le poids, la qualité, et je me retrouvai, en l’espace de quelques minutes, toute nue ayant à la main un savon et une brosse à dents.
Je passai ensuite chez le coiffeur. À la seule vue de ma chevelure, son sort fut décidé. Cette opération terminée, je subis le deuxième examen qui avait trait à une autre partie du corps, particulièrement susceptible, parait-il, d’être infestée de poux. Cet examen se faisait avec une brosse à dents… Je rentrai dans la salle des douches assez ahurie et, après de brèves ablutions, je me dirigeai vers les vêtements qui nous étaient destinés. Je saisis à toute vitesse une robe, une veste, une chemise, un pantalon, une paire de claquettes appelées « pantines ». J’eus à peine le temps de revêtir tout cet attirail avant d’être projetée à l’extérieur du bâtiment et expédiée, en rangs de cinq, vers ma nouvelle résidence : le block 22.
Comme je m’en allais, trébuchant, incertaine dans mes nouveaux sabots, je regardai les autres prisonnières, nos semblables, nos sœurs.
J’eus alors l’impression que nous étions désormais
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