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Le camp des femmes

Le camp des femmes

Titel: Le camp des femmes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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déclenchent un rire convulsif – en hoquet. Je tape du pied, d’un coup de reins tente vainement de me dégager. Une douleur sourde gagne mon plexus solaire… Je m’entends articuler : « Allons ça suffit ! » Et l’autre insiste : « Encore un petit peu ! » Je fixe le sol. Je ris. Mes deux voisines rient. J’ai l’impression que tout le camp rit. Je répète : « Ça suffit ! » Louise, de sa voix traînante, lance : « Guiliguili, guiliguili ! Il y a longtemps qu’on t’a pas fait guiliguili ! » Je crois que je pleure et vlan ! un coup de cravache bloque mes mâchoires, efface les picotements des muscles. Les coups pleuvent alentour. La Belge de droite dit : « Merde, si on peut plus se chatouiller entre amies », et le rire repart : fou rire en vagues. Inextinguible.
    — C’est fini ! Nous sommes cernées de bouches hurlantes. Notre block est puni : « Deux heures ! » Deux heures de garde-à-vous sur la place d’appel. Deux heures où, au moins toutes les deux minutes, j’ai dû contracter les muscles du buste et du cou pour éviter qu’une vibration nerveuse n’enfante une nouvelle crise folle. Ce rire de Ravensbrück, c’est mon rire ! Je le ressens. Je le revois. Nous avons pu rire, là ! Nous avons chahuté sur la place d’appel de Ravensbrück. J’ai été heureuse de rire. Je n’ai jamais revu Louise après son départ en kommando… La petite Belge aux taches de rousseur est morte, écrasée par un rail qu’elle n’avait plus la force de porter.

XI
QUOTIDIEN
    L’APPEL
    L’appel (xxx) général est grandiose. Nous voudrions alors qu’une bande cinématographique en fixe pour les foules, dont nous supputons le scepticisme, l’aspect colossal et tragique. Or, à moins que la famine ne s’abatte sur l’Europe et ne lui fasse porter le châtiment des crimes nazis, je doute que jamais metteur en scène ne puisse réunir un jour la figuration convenable.
    Une heure après le réveil, ululé par une sirène à 3 h 30 du matin, arrivent dans la vaste Lagerstrasse, qui s’étend d’un bout à l’autre du camp, les colonnes rayées de prisonnières. Seules, les Françaises ont encore un aspect un peu vivant, un peu pimpant qui les distingue de cette foule de Cour des Miracles où bientôt elles se dissocieront. À peine distingue-t-on les Gitanes aux cheveux noirs, au teint olivâtre, des Allemandes, Russes, Polonaises, Tchèques, Hollandaises, toutes misérables créatures voûtées, comme affaissées sous le poids de l’atmosphère d’épouvante qui pèse continuellement sur Ravensbrück. Les yeux éteints dans un visage osseux, cireux, grisâtre, la bouche entrouverte, elles serrent un petit sac fait de chiffons, une gamelle bossuée sous le bras. Elles grelottent dans le petit matin, mal couvertes par leurs vieux vêtements zébrés, sales, effilochés, les pieds dans des débris de galoches ou de claquettes.
    Les plus anciennes portent un incroyable petit bonnet rayé à trois pièces, noué sous le menton, qui les fait ressembler à des serves du Moyen Âge. « Ah ! dit notre camarade Bella (xxxi) , quand je porterai moi aussi ce bonnet, tu pourras dire que j’ai fini de lutter, que je fais vraiment partie de cette foule, que ma déchéance est complète. »
    Souvent, parmi les pitoyables visages, apparaissent en relief les plus hideux des masques : l’envie, la haine, la luxure, le vol, le mensonge, la calomnie et le crime.
    La Lagerstrasse est remplie de ces colonnes sinistres que les policières rangent avec des injures et des coups qui ne sont pas simulés. Quant tout est en ordre passent rapidement les Aufseherinnen en cape noire sur le costume gris. Elles se rangent elles aussi. Un silence affreux plane lorsque sort de son bureau l’Oberaufseherin triplement galonnée, celle à qui, sous aucun prétexte, une détenue ne doit adresser la parole. C’est une forte femme sanglée comme une dompteuse dans un tailleur gris à jupe courte et haut bottée. Elle n’a pas de cape, pas de cravate, son col de chemise reste ouvert, même parmi les grands froids. Son calot cascadeur, fortement incliné sur la gauche, laisse échapper à droite une énorme touffe de cheveux roux crépus. Quand elle se rengorge, son menton fuyant disparaît dans son cou et son long nez en trompette pointe entre ses yeux gris et fixes… elle est horrible. Elle évoque l’ogresse toute de mal des contes qui font peur aux enfants. Plus tard, j’ai connu aussi

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