Le camp des femmes
l’Ober d’Auschwitz, au rire de démente, celle qui envoyait d’un signe à la mort ou à la rémission, en s’amusant : « Sympatisch… Nicht sympatisch… Sympatisch… Nicht sympatisch… (xxxii) » J’ai connu la petite Ober Annie Schmidt aux traits mutins et charmants, que l’ambition transforme peu à peu en monstre…
L’Oberaufseherin parade un stick à la main, prononce parfois une petite harangue aux surveillantes rangées comme de noirs corbeaux devant le bureau (ô Ravensbrück !), puis rentre en balançant ses hanches cambrées. Mais le supplice de l’appel dure encore longtemps après son départ. La mer des visages jaunes et creusés demeure immobile, à peine agitée par l’affaissement des corps mal reposés sur les étroites paillasses pouilleuses sur lesquelles on ne couche alors qu’à deux. Le petit jour naît, blême parfois, ou au contraire rempli de gloire, apportant aux yeux encore capables d’enchantement des lueurs magnifiquement carminées, d’immenses nuages ourlés d’or vif, une aurore sans indécision parée de couleurs surnaturellement pures par la lumière translucide et froide des ciels baltiques. Que nous sommes loin de France !
Ne courbe pas la tête vers cette terre aride qui boit toute sensibilité, lutte encore ; le ciel s’offre à chaque appel.
Plus tard, accablée par trop de maux, tu oublieras peut-être le pire, tu oublieras, infortunée, que tu es privée de liberté… Enfin, la sirène déchire l’air, les prisonnières s’ébranlent, sauf celles qui sont désignées pour le travail et qui doivent encore défiler interminablement ; groupe par groupe, devant une bête à lorgnons, la directrice du travail, puis faire la queue devant les baraques qui contiennent des outils, puis se mettre de nouveau en rangs, bêche ou pioche sur l’épaule, pour partir au pas cadencé vers quelque champ de tourbe ou de sable. Leur marche est rythmée par le chant du « pénitentiaire » qui, chaque jour sur un ordre, doit exprimer sa joie au travail ; chant allemand d’où toute mélodie est absente et qui n’est plus que sons saccadés, âpres, désespérés.
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— Nous (xxxiii) avions formé une sorte de « famille », entre quelques-unes et, pour résister aux interminables appels du matin (par moins 28 à moins 32 l’hiver) nous avions décidé de nous raconter, chacune son tour, une journée comme nous aurions aimé en vivre une… chez nous. Nous devions imaginer la journée complète, évitant toutefois de trop parler « nourriture » (hélas ! nous résistions difficilement !). Du matin jusqu’au soir, nous décrivions des promenades au bois (avec chiens), des expositions de peinture, des visites aux « collections » pour les coquettes, un bon film pour les frivoles, une conférence pour les intellectuelles, un bridge pour les joueuses. Il était pratiquement impossible d’ignorer le déjeuner, le goûter chez l’une d’entre nous, le dîner. Ces journées merveilleuses que nous nous racontions nous aidaient à passer ces longues heures debout, dans la nuit, le froid, l’odeur et la lueur sinistre du crématoire.
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Une cigogne (xxxiv) est passée ce matin au-dessus de nos rangs misérables et les visages se sont tendus vers l’oiseau qui planait, merveilleux dans le ciel bleu… sous des nuages tout blancs et nos joues creusées ont rougi parce que notre cœur a battu plus vite. Peut-être retournait-elle en Alsace !… Nos yeux l’ont suivie, encore, encore, longtemps… Un sillon lumineux traînait derrière elle dans lequel il nous semblait lire : « Espoir. »
Pendant l’appel, dans le matin glacial, une cigogne est passée dans le ciel de Ravensbrück.
LA FAIM
Qui de nous n’a eu faim (xxxv) son saoul à Ravensbrück ou à Mauthausen ? Faim lancinante, faim qui tortille les entrailles et vous laisse sans force en proie à de constants vertiges.
J’ai toujours eu un appétit féroce ; mes camarades de Montluc s’en souviennent bien ! Plus que quiconque, à Ravensbrück, j’ai connu la faim obsédante, la faim furieuse qui ne se calme jamais et ne fait que se déchaîner au moment des repas.
Nous avions commencé par avoir une soupe le matin et le soir, éternelle soupe de choux et de rutabagas souvent déshydratés. Si nous attendions le samedi à cause du petit bout de margarine et de la rondelle de saucisson octroyés ce jour-là, nous redoutions en revanche le quart de café tiède qui nous
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