Le camp des femmes
était servi à la place de la soupe. La boule de pain noir mélangé de paille, ne durait pas longtemps. Ce pain sentait le moisi, mais nous le mangions avec délices ! Il arriva une époque où notre ration fut réduite et où la soupe du soir fut supprimée définitivement. Quant à la soupe de midi, elle était de plus en plus inconsistante : c’était de l’eau trouble dans laquelle nageaient quelques débris de légumes. Les affres de la faim se firent terribles : lorsque nous descendions de nos lits, la tête nous tournait, et nous manquions tomber de faiblesse. En ce temps-là, nombreuses furent celles qui s’évanouissaient à chaque appel. La tranche de pain allait s’amincissant de jour en jour ; nous cherchions à en tirer le maximum de profit nutritif ; certaines prétendaient qu’il était préférable de la manger en une fois et que l’estomac tenait mieux à ce régime ; d’autres l’économisaient, la mangeaient miette à miette, à chaque heure de la journée. Nous avions aussi remarqué que, lorsque nous l’avalions sans mastiquer, l’impression de faim était momentanément calmée ; la plupart d’entre nous la mangeaient très lentement, en faisant durer le plaisir le plus longtemps possible. La dernière bouchée était épouvantable ; elle avait un avant-goût amer de faim renouvelée ; elle marquait le début des souffrances de l’attente du pain suivant.
Aux jours prodigues où nous avions une patate supplémentaire, les Russes allaient chercher les épluchures dans les poubelles ; mais elles n’en retiraient pas grand-chose, car rares étaient celles d’entre nous qui épluchaient encore leurs pommes de terre.
Les scènes pénibles se multipliaient : dans les Revier mouraient de faim les malades trop faibles pour lutter, à qui on volait leur ration de soupe ou de pain. Les prisonnières en arrivaient à se piller les unes les autres ; on vit même certaines femmes, qui se piquaient d’être du monde, prendre en cachette la nourriture de leurs camarades et de leurs amies… J’évoque ici la figure de S… (qui fut gazée par la suite), avec son allure de vieille levrette galeuse et squelettique, venant d’un air abattu s’asseoir et discuter sur mon lit. Elle était d’une bonne famille parisienne ; elle avait toujours mené une vie large, ayant eu de tout à profusion ; elle était intelligente et fine ; elle avait beaucoup lu et beaucoup voyagé ; mais elle avait pris au camp une âme mercantile et elle aurait tout donné pour une nourriture suffisante ; elle ne pouvait, m’a-t-elle dit par la suite, résister à la faim. Elle se glissait silencieusement sur les grabats de ses voisines, et on la surprit à plusieurs reprises en train de voler ses amies. Chacune la repoussait, la rabrouait ; cette dégradation extrême due au camp et à la misère me la faisait plaindre énormément.
Il y avait des prisonnières qui allaient jusqu’à vendre à leurs camarades des vêtements ramenés du Betrieb. En hiver, un pull-over s’échangeait contre quatre rations de pain. Nous fîmes une campagne pour que cessât cet infâme commerce entre Françaises ; fallait-il donc crever de faim pour ne pas avoir froid ? Ces souffrances nous rendaient méchantes et nous dressaient les unes contre les autres ; les resquilleuses étaient l’objet de haines mortelles. Nous qui nous faisions un devoir de ne léser personne, nous éprouvions à l’égard des plus favorisées une jalousie tenace ; c’est tout juste si nous n’en voulions pas à notre compagne, pour avoir reçu un jour, par hasard, une part plus grosse que la nôtre !
Lorsqu’il nous arrivait de transporter du sable près des cuisines, nous jubilions littéralement ; nous cherchions, dans les déchets, des feuilles de choux abîmées ou des pommes de terre jetées aux ordures ; nous avions formé une équipe de pillardes qui s’appelait : « l’équipe des trognons de choux » et dont la devise était : « Jusqu’au trognon. »
Nous aurions risqué notre peau pour un bout de navet aperçu dans le tas de détritus venant des cuisines. Ce navet d’ailleurs coûtait cher et le bunker (xxxvi) était la punition courante ; pour ma part, je fus littéralement assommée sous les coups certain jour où je fus prise avec un rutabaga caché dans ma robe.
À plusieurs reprises, des bidons de soupe aigre, jugée immangeable, furent abandonnés dans le camp. Marie-Jeanne me faisait signe ; nous
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