Le camp des femmes
poursuite pour aller s’enfouir dans la cohue d’un block voisin ; on risquait de tomber sur les « piqueuses » de ce block-là, mais il était plus facile de s’en tirer là où l’on était moins repéré. Technique difficile. Si on était coincé dans le rectangle, il fallait, pendant une demi-heure ou trois quarts d’heure, résister avec une attention acérée et une inépuisable obstination à une terrible partie de chasse. Que la « Zimmerdienst » préposée aux « toilettes » tournât la tête, et l’on sautait par la fenêtre de cet agréable réduit, au risque de s’effondrer dans le plus immonde mélange de boue et d’excréments, puis on se camouflait derrière une porte branlante et l’on attendait, le nez bouché ; trois fois sur quatre nous voyions surgir une quelconque autorité qui nous tirait de là avec une bonne raclée et allait nous introduire de ses gentes mains dans la colonne de travail. Raclée d’accueil, et belle émotion. Après quoi, au hasard d’une bagarre, on sortait discrètement de la colonne pour s’aller glisser parmi les vieilles, petite troupe à part. Opération délicate, car ces vieilles étrangères étaient minutieusement rangées cinq par cinq, et une sixième risquait de compromettre la sécurité de tout le rang. Et nous étions d’autant plus mal reçues que notre sport prolongeait les opérations et retardait le moment où ces malheureuses rentreraient au block. Délogées de là par les cris d’une vieille ou la trique d’une Zimmerdienst, on tentait de se cacher parmi les malades ; elles étaient trop peu nombreuses. On ne pouvait s’y dissimuler qu’au moment où les opérations de piquage touchaient à leur fin, sinon c’était à nouveau la colonne de travail. Cette fois, il ne fallait plus espérer échapper devant le block. On partait donc avec la colonne, dans quelle fureur ! mais sans renoncer. Croisait-on des détenues d’autres blocks, revenant du « Lager », une petite bousculade et l’on se glissait dans le troupeau rentrant. Sauvé ! Autre méthode, si l’on avait assez fait traîner les opérations de piquage, les blocks 14 et 15 étaient ouverts et l’on se faufilait dans leurs « Waschraum » ou leurs waters en attendant que la colonne fût loin.
— Au début de l’après-midi, les opérations étaient généralement assez simples. Les « piqueuses » avaient vite fait de former leurs colonnes avec toutes celles qu’attirait le « soulag ». Les tricoteuses restaient longtemps devant leurs blocks ; il suffisait donc d’aller s’accroupir entre deux tabourets devant le 31. On n’y risquait qu’une gifle de plus de l’ineffable Gerda.
— Certains blocks, comme le 26, n’allaient pas à cet appel ; c’était donc le moment où Violette et moi allions visiter les chères amies qui y logeaient. Nous étions accueillies par le sourire si doux, si serein, de la générale Allard, les propos optimistes d’une brave bouchère bretonne, nous escaladions les lits et, au troisième étage, nous trouvions une magnifique équipe de patriotes ; il y avait, avec Odette, la petite parachutiste anglaise, Marguerite M., et M me Gaby, qui avait une si belle histoire, M lle Jeanne, qui broda les drapeaux du 11 novembre, M me et M lle Leminor, M me Parisot et d’autres encore, toutes réfractaires au travail.
— Souvent aussi nous passions cet appel à nous promener entre les blocks. On respirait, on parlait, on riait. C’était l’heure la moins froide du jour. Nous avions choisi ce moment, Pierrette et moi, pour qu’au cours de notre promenade je lui apprenne du grec. Au lieu de partir au « charbon » sous la trique, étudier, par choix, la langue de Platon, évoquer le sommet de l’humain dans ces bas-fonds de la sauvagerie, c’est bien ce que nous avons inventé de plus impertinent et nous en étions ravies. Pierrette sut dire « liberté » , elle atteignit la deuxième déclinaison. Puis nos leçons s’arrêtèrent, car mon block 27 fut mis en quarantaine de typhus. Quand je pus en sortir, Pierrette avait été pendue.
— L’identité à Ravensbrück ce n’était même plus le nom, vrai ou faux, de notre arrestation, mais un numéro imprimé sur calicot blanc et ridiculement plaqué sur nos manches. Voilà tout ce qu’ils nous accordaient d’individualité et tout ce qui nous faisait participer à l’ordre du camp, comme dans le monde la carte d’identité, nous
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