Le camp des femmes
immédiate, on n’avait qu’à suivre Vichy. Or nous étions, mes amies et moi, plus gaullistes que jamais. Nous l’étions avec l’intime ferveur de ceux du début, et d’une manière irrévocable. Pendant les quatre années de résistance, absorbées dans les besognes de chaque jour, nous avions, par le sacrifice d’une vie normale, et dans l’action, pratiqué l’espérance. Mais au camp, à nouveau, nous avions le loisir de penser notre foi et notre espérance du 18 juin, et d’en sentir la vertu. Au soir de mon arrivée, dans la vision macabre de cette première nuit devant les « douches », après avoir contemplé le défilé des bagnardes rentrant de l’abominable travail, après avoir été dépouillée de tout objet, de tout souvenir, de tout chiffon qui nous rattachât au monde extérieur – de tout, sauf de ma croix de Lorraine –, j’entendais, en moi, comme une obsession, comme un écho lointain, le mot de la première résistance : « L’Espérance, c’était de pouvoir rester fidèle à la Patrie toujours en guerre, de demeurer partout l’ennemi de ses ennemis et non pas seulement leur victime. Les premiers résultats montraient bien que c’était aussi possible que nécessaire.
— « Folie, mes enfants », disaient affectueusement de raisonnables « tricoteuses ». « C’est assez dur comme ça. N’allez pas augmenter les risques à l’envi. » Raisonnement de bon sens pour un monde de bon sens. Mais le bon sens, ici, c’était de comprendre, une fois pour toutes, que nous vivions hors du bon sens. Sans doute faisions-nous tout ce qu’il fallait pour aller au Strafblock, mais n’y allait-on pas pour rien ? La raison, c’était de ne pas perdre la tête pour ne perdre point courage.
— Argument plus sympathique : n’était-il pas maladroit de se dérober au travail qu’on saboterait si bien et d’abandonner notre place à des Polonaises, esclaves zélées du rendement ? À notre tour d’invoquer non certes le « réalisme » des politiques vichysantes, mais cette simple réalité : notre nombre infime par rapport aux étrangères. Notre sabotage ne changerait pas la production ennemie. C’était seulement la deuxième ligne de combat qu’exigeât l’honneur si nous ne pouvions tenir la première, celle du refus absolu.
— Enfin, dernier assaut : il vaudrait mieux « se débrouiller » et entrer dans une colonne où l’on ne ferait rien pour la guerre, plutôt que de s’exposer, comme Verfügbar, à être brusquement saisie au tournant d’une allée pour un transport en usine ou l’embauche chez Siemens. Évidemment, c’était risquer de fabriquer de la poudre pour n’avoir pas voulu remuer du sable. Pourtant, cet argument, malgré sa portée sentimentale, ne m’a jamais complètement ébranlée. Car, au-delà de cette guerre de machines et de poudre, il y avait l’horrible combat du nazisme contre la personne humaine. Et nous voyions de nos yeux, nous éprouvions dans notre chair jusqu’à quel degré de bestialité ces monstrueux ennemis ravalaient leurs esclaves. Aussi pouvait-on considérer que la moindre sollicitation, nécessairement transmise par une quelconque Polonaise, détenant une parcelle de leur force, donc complice de leur crime, serait contraire aux exigences de la simple dignité humaine. Il valait mieux demeurer parmi les plus humbles Stücke toujours « disponibles » pour un sort pire, mais ne rien devoir à une organisation inique qui, pour l’honneur de la France, ne comprenait aucune Française.
— Toutefois, à notre exclusive religion de la Patrie, s’opposaient d’autres religions. Les catholiques et les communistes ont souvent été des réfractaires au travail et de bonnes propagandistes de cette conception de guerre. Mais, dans l’ensemble, elles eurent généralement un souci plus important : celui d’aider leurs camarades. Nous n’avions rien à objecter à cette louable volonté de solidarité. Nous étions seulement torturées de ne pouvoir, jamais, nous, rien pour les autres ; ne jamais apporter une pomme de terre ou une écharpe, ne pas suivre une camarade épuisée partant pour le travail, lâcher le bras que l’on soutenait pendant le premier appel, quand sonnait l’appel du travail ; c’est là, et seulement en nous-mêmes, que furent les vrais, les douloureux débats.
— D’un groupe à l’autre, il y avait solidarité morale et pratique. Je n’aurais jamais pu, sans les
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