Le camp des femmes
lainages de Monique, de Claire, de Lucienne, sans les « détritus frais » d’Ariane, avoir toujours assez de jambes pour échapper aux piqueuses. Et, dans cette désolation morale, tout geste désintéressé, allant contre la volonté nazie de nous abêtir, était une forme de résistance. Nous n’avions donc pas à discuter avec les fidèles des autres religions, nous les comprenions et leur demandions seulement de comprendre aussi notre attitude : le témoignage d’une liberté qui ne voulait pas capituler et la volonté absolue de demeurer jusqu’au bout dans un combat pour « Notre-Dame la France ».
— Une Verfügbar qui se refusait absolument à tout travail ne pouvait rentrer au block après l’appel, surtout à ces blocks de passage, 23, 24, 27, qui risquaient de se voir réclamer des colonnes supplémentaires au cri de « Arbeit », « Arbeit ». Force était donc de se réfugier dans les blocks aux travaux fixes qui ne redoutaient plus de piquage après l’appel. Ainsi, en octobre et novembre, Mona et moi, nous errions des couloirs du 31 à ceux du 26, du Waschraum du 30 à celui du 28, Parmi les vieilles accroupies à l’ombre des portes, nous nous cachions, anxieuses de ne point nous faire repérer comme étrangères au block ; un regard inquisiteur et nous décampions. À vrai dire, ces vieilles exténuées, pitoyable fouillis de chiffons crasseux sous une vermine pullulante, restaient inertes. Nous nous mêlions à elles avec une sécurité qui triomphait de notre répugnance. À l’appel d’une corvée comme le Brotholen ou à l’arrivée de la soupe, le décor changeait : après la somnolente inertie un grouillement de jungle. Elles attrapaient la gamelle renversée sur laquelle elles étaient assises et la tendaient avec des gestes de bataille et d’avidité atroce. Et nous, nous courions à notre block pour voir s’il attendait aussi la soupe, loin de celles qui la dégustaient déjà.
— Dans les Waschraum le stratagème était de se mettre nue. Mais on ne pouvait rester des heures à grelotter dans les courants d’air autour de robinets avidement disputés.
— Les deux grandes difficultés de cette vie errante, c’était de ne pas manquer la soupe du block malgré la continuelle absence, et c’était aussi de trouver le moyen de « s’épouiller » quand on n’était jamais sûre de pouvoir jouir de cinq minutes de tranquillité dans une cachette.
— En février, changement de vie. Au fond du block 27, je restais allongée avec délices, rêve qui m’avait obsédée pendant l’automne lorsque, debout depuis trois heures du matin, nous n’arrivions pas à nous asseoir avant la tombée de la nuit. Maintenant c’était le lit toute la journée, dessus et dessous ! Plus de fatigue, mais, hélas ! plus d’air, plus de vraie lumière, presque plus de contacts avec les camarades des autres blocks. Le Zahlappel ne se faisait même plus régulièrement et nous n’allions point à l’appel du travail, mais, presque tous les jours, nous entendions le sinistre cri : Alles raus ! Le « marchand de vaches » allait venir « piquer » un transport, accompagné sans doute du médecin d’Auschwitz pour la sélection. Les malades seraient envoyées au 22 où viendrait les chercher le camion à gaz. À ce cri, je dégringolais du deuxième étage. Je jetais un coup d’œil aux environs et, à l’instant où personne ne me voyait, je me glissais sous le lit où venaient bientôt me rejoindre la générale et Jacqueline Lelong, Mona et M me Tiran. Nous heurtions de la tête des boîtes de conserve au liquide douteux, nous rampions tant bien que mal à travers d’immondes guenilles, rebut de notre pouillerie. La paille des lits nous tombait sur le nez. Bras, têtes et jambes s’enchevêtraient laborieusement. Enfin casées, nous respirions, si l’on peut dire, à l’abri des opérations du dehors, sans trop penser au pire : une dénonciation qui nous ferait découvrir. C’eût été la bastonnade à mort. J’en ai fait l’expérience un des derniers dimanches de mars. Pendant que « l’Officerine » me tapait, au moment où je commençais à perdre connaissance, on vint par miracle la chercher, sinon elle eût continué à taper jusqu’au bout.
— Nous sortions de là-dessous plus Schmuckstück (lxxxiii) que jamais mais joyeuses un instant d’avoir réussi. Puis c’était l’infernal cauchemar : le compte de celles qui dehors avaient
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