Le camp des femmes
par les numéros inscrits sur nos manches et, dans toutes les langues du block. Notre planque au milieu des Polonaises ne servait plus à rien. Il fallut bien sortir des rangs, entrer dans la colonne pour le Revier, cinq par cinq, et contempler avec rage le magnifique lever de soleil. Une idée tout de même, c’est que, lorsqu’on est pris, on peut toujours tenter d’échapper. « Même du train, il faudrait encore essayer de fuir. » On l’avait assez dit aux « requis » de chez nous. Pourquoi pas ? Nous sortons tranquillement de la colonne. Il y a tant de femmes devant, derrière, de pauvres loques, bien incapables de toute réaction, que l’on ne s’aperçoit de rien. Et puis, d’ailleurs, comme il n’est pas prévu qu’on se dérobe au revier, les Lagerpolizei ne faisaient pas attention.
— Mais que devenir pour la fin de la matinée ? Notre présence au block est injustifiable, toutes les Françaises, une soixantaine environ, ayant été appelées. En avant pour le block 31 où nous trouvons Camille, soutien avisé et raisonnable de notre esprit de résistance. Elle approuve, nous rassure : jamais dans la pagaie de leur camp surpeuplé, ils ne s’apercevront de notre abstention. Suivent les conseils techniques : allées à emprunter, blocks à éviter, réponses à faire. Et nous commençons notre vie de réfractaires errant au fond du camp.
— Résultat : quand vint le premier transport, nos noms n’étaient pas portés sur la liste établie d’après les dossiers des visites « médicales ». Ils ne le furent pour aucun des convois nominatifs suivants.
— Ainsi la première manche était gagnée, par la seule fidélité aux règles établies chez nous, présence en nous de la Patrie.
— Il y avait pour l’ensemble du camp deux rafles organisées par jour : les appels du travail.
— Le matin quand on faisait cet appel sur le Lager, il fallait semer, en courant, les camarades du block, pour se glisser dans la colonne du Revier ou dans celles des tricoteuses. Bons moments où l’on retrouvait les autres réfractaires du camp : Camille, son amie Jeanne, la générale Ely, Suzy la Hollandaise, arrivaient du 31 ; Violette Maurice du 32 ; Andrée, Jacqueline Lelong, Jenny du 28 ; Pierrot, Marie-Louise, Renée du 15, pour ne citer que les « piliers ». C’est la chanson de Violette qui rend le mieux l’atmosphère de cette aventure quotidienne, sport au lever du soleil, très hygiénique pour les âmes ainsi réveillées du morne engourdissement où cinq heures de Zahlappell les avaient plongées.
Depuis que je suis Verfügbar (lxxx)
À Ravensbrück, la vie est belle,
Depuis que je suis Verfügbar
Pour me planquer, point de retard.
Tous les matins aux tricoteuses
Je m’achemine d’un pas lent,
Prenant des poses langoureuses
Le dos courbé, le chef branlant.
Avec mon tabouret sous le bras
} bis
Une fois de plus on les aura.
Si par hasard il y a contrôle
À Ravensbrück, la vie est belle,
Si par hasard il y a contrôle,
Je m’vois forcée de changer de rôle.
Vers le « Revier » d’un air tragique,
Entortillée dans mes haillons,
Comme malades authentiques
Sauve qui peut nous nous « taillons »
Le commandant passe la revue,
} bis
Une fois de plus, on les a eus.
Lorsque nous serons libérées
À Ravensbrück, la vie est belle
Lorsque nous serons libérées
Ne pourrons plus « Verfügbarer ».
Que l’existence sera grise,
Et paraîtra de mauvais ton
Pouvant tricher à notre guise
Sans crainte des coups de bâton.
C’est pourquoi, nous voulons rester
} bis
« Verfügbar » à perpétuité.
(Air : Depuis que je suis louveteau.)
Beaucoup plus difficile était la situation quand le piquage avait lieu entre deux blocks, plaisir de notre 24 en octobre. L’appel général se faisait entre le 23 désaffecté et fermé et le 24. Quelques instants avant la sirène de l’Arbeit Appel, les policières, « l’officerine (lxxxi) » , une série d’ignobles filles de service polonaises, les « Zimmerdienst (lxxxii) » du dortoir avec le concours des « Jules » dont c’était l’unique travail de la journée, faisaient une chaîne, aux deux issues du block ; ainsi toutes les femmes se trouvaient encerclées entre les deux bâtiments et les deux séries de gardes-chiourme. Le grand art consistait à deviner, d’après des riens, que ces dames se préparaient, et à filer à toute vitesse, on échappait à leur
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