Le camp des femmes
le sang coulait sur les dalles de béton. Alors que Binder finalement s’en était allé rejoindre ses comparses, nous transportâmes la dame inanimée sur un tas d’uniformes. C’était tout ce que nous pouvions faire, hélas !
Une dame allemande, arrêtée depuis de longs mois pour ses opinions politiques, était préposée à la distribution des pièces de tissu. Elle était distinguée, cultivée, aimait la musique et les arts et nous aimions l’écouter quand, dans la pose, elle récitait un poème.
M’approchant d’elle pour approvisionner la chaîne, je lui dis : « War das nicht furchtbar ? – Dieser junge Kerl, der diese alte Dame so mißhandelte ! » La dame allemande me regarda étrangement et me répondit : « Nehmen Sie das nicht so ; sehen Sie ; ich hatte einen sehr guten Mann, aber er hat mich auch manchmal geschlagen ! »
Me rendant à midi au block 14 où étaient les Polonaises, je vis tout un groupe de femmes agenouillées devant la dame morte ; elles récitaient à voix haute et claire le De Profundis.
Jugé comme criminel de guerre, Binder a été pendu.
XIV
LE PHLEGMON
— Je (lxxviii) travaillais à la forêt, au sable. Nous creusions des trous énormes dans la neige dure et glacée, et quand les kapos jugeaient le trou assez grand, nous le rebouchions ! Nous avions froid – très froid. Nous avions faim. Nous avions peur, partout, toujours, de tout : des coups, des tortures, des chiens, des humiliations, des privations. La peur était toujours là, tapie au fond de nous.
— À la forêt comme partout, chaque groupe avait sa surveillante en titre, à laquelle nous avions attribué un surnom : il y avait la « Fauve », la « Vache », la « Chinoise » (qui était notre surveillante). Ces deux dernières se haïssaient cordialement et c’est cette haine qui m’a certainement sauvé la vie. Un jour, je souffrais d’un énorme phlegmon à la gorge, mais je continuais toujours d’aller travailler, tant était forte la peur du Revier. J’eus une sorte de syncope et m’affalai sur la pioche. En m’effondrant, je vis arriver sur moi, dans un tourbillon, la « Vache », la matraque et surtout le chien, terrifiant, énorme, qui enfonça rageusement ses crocs dans mon mollet. De peur plus peut-être que de souffrance, j’eus un hoquet terrible… et je crachai dans la neige un affreux paquet de sang et de pus. La « Chinoise », furieuse qu’une autre surveillante se mêlat de mettre de l’ordre dans son secteur, éloigna le chien et sa rivale, et je me retrouvai, encore terrorisée, avec une belle morsure… mais mon phlegmon guéri !
XV
BLUETTE LA CLANDESTINE
Bluette Morat s’est souvenue, en arrivant à Ravensbrück, des conseils que donnait en France la Résistance aux jeunes gens requis pour le Service du Travail Obligatoire :
— Quand vous recevrez votre convocation pour la visite médicale, surtout n’y allez pas !
Bluette Morat s’est conformée scrupuleusement à cette règle et elle a échappé aux « transports » de Ravensbrück vers les usines de guerre :
— Je (lxxix) suis devenue, dès l’arrivée au camp, réfractaire à tout travail. Après l’appel, une fois le compte dûment vérifié, la garde-chiourme du jour était bien sûre d’avoir devant elle, troupeau à sa merci, toutes les femmes du block. Rien de plus simple alors que de former la colonne pour la visite médicale. Sont appelés mon nom, puis le nom de ma camarade Mona, complice du même refus. Nous ne bougeons pas. Nous avions eu le soin de nous éloigner des autres Françaises dont l’impatience, les conseils réitérés, les regards inquiets auraient, sans qu’elles le voulussent, dénoncé notre présence. « Planquées » dans une masse de Polonaises somnolentes, nous attendions que leur esclave de service se lassât d’appeler. C’est un fait : ces gens puissants et si bien organisés (!) ne réussirent pas à extirper de quelques centaines de femmes les deux qui leur manquaient.
— Au retour du Revier, nos camarades nous dirent que nous avions été violemment réclamées par le médecin. « On verrait ce qu’on verrait. » On ne vit rien.
— Quelques jours après, reprise de la comédie. Appel, colonne pour le Revier. On hurle nos noms. Les brutes du block, Polonaises primitives, ne les reconnaissent point. À la dixième fois, elles se lassent. La troisième séance faillit nous être fatale. On nous appelle cette fois
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