Le camp des femmes
accrochait à l’ordre officiel (obligatoirement par temps de guerre). En renonçant à une identité réelle, on échappait à Vichy et à son armistice pour se consacrer, dans l’aventure clandestine, au seul service de la Patrie en guerre.
— Au camp nous eûmes deux moyens de persévérer dans cette voie, la réserve de faux numéros et le rejet de tout numéro. Nous cherchions à subtiliser et à conserver quelques faux numéros pour le cas où nous serions « piquées » en vue d’un transport, dans une allée du camp, nos numéros relevés et nous-mêmes renvoyées au block en attendant le départ. Cela pouvait toujours arriver si nous étions prises dans la « corvée de soupe » qui stationnait plusieurs heures devant les cuisines, à la merci d’un passage inopiné du « piqueur de vaches ».
— L’une d’entre nous fit mieux : venue au camp sous un faux nom, elle réussit à y vivre du 17 octobre au 3 avril sans aucun numéro. Ultime clandestinité. Ayant échappé aux « piqueuses » de son block 24, elle tombe sur celles du 21. Elle s’évade quatre fois de leur colonne, quatre fois est reprise avec force coups de poings, de pieds et de bâtons. Arrivée sur la « Lager Strasse », à quelque cent mètres de la porte du camp, une occasion se présente. Un remous, les gardes-chiourme sont attirées ailleurs. Nul ne la voit qui disposât officiellement de la moindre parcelle d’autorité. Mais une Allemande, détenue « politique » comme elle, victime comme elle des nazis, saisie par les mêmes moyens pour le même travail, jugea bon de courir après elle et de la ramener là dans la rangée de cinq, agissant sans obligation et pour aucun profit, par un stupide instinct d’obéissance passive à tout et au pire. La réfractaire aurait été bien perdue si elle n’avait tout à coup songé à ce règlement qu’on ne pouvait sortir du camp sans numéro. Elle arrache donc furtivement le sien et ce truc ultime réussit. Au dernier contrôle, pas de numéro, renvoi au block pour en coudre un autre. Inutile de dire la colère de la garde-chiourme qui l’avait cinq fois remise dans sa colonne et n’était pas dupe. Mais elle ne put faire comprendre l’histoire à la préposée aux vérifications ! Quant à la détenue « boche », c’est le cas de le dire, elle en fut pour ses frais !
— Bonne méthode qu’il y avait donc intérêt à poursuivre. C’était, bien sûr, un délit très grave de se promener sans numéro, mais précisément la gravité du risque impliquait une extrême attention à ne jamais se faire remarquer.
— Il ne suffisait pas qu’un petit nombre de résistantes tard venues au camp se refusât à tout travail. Il fallait rallier à cette conception beaucoup de camarades. Nous nous heurtions d’abord au scepticisme des anciennes qui avaient connu un camp moins encombré, une discipline inéluctable. Il était facile de leur répliquer qu’on pouvait tenter en septembre 1944 ce qui était impossible à l’arrivée des « 27 000 ». D’ailleurs beaucoup d’entre elles quittèrent peu à peu leur Colonne fixe ou leur Betrieb pour devenir de simples Verfügbar. L’as de ces sorties de colonne était Violette M., du 32. Expédiée d’office à maints travaux, elle arrivait toujours à décourager par son incroyable mauvaise volonté les chefs de colonne ; lassées de taper, elles la renvoyaient.
— Aux arrivantes, suffoquées par l’horreur du premier contact avec Ravensbrück, on devait persuader que le travail en usine n’améliorerait pas tellement leur sort. On guettait, à cet effet, les femmes revenues de transport, et l’on colportait de block en block les sévices qu’elles relataient.
Les discussions, à vrai dire, furent multiples, éternelles, lancinantes. Malgré notre devise – une trouvaille de Miarka – « Rien faire et laisser dire », nous ne pouvions nous abstenir toujours de répliquer à nos censeurs. On nous objectait des considérations « réalistes » : que signifiait cette pauvre opposition ? Le même travail ne serait-il pas réalisé, en définitive ? Il fallait renoncer à ces grandes prétentions, voir la situation comme elle était, se résigner pour se conserver. Rien ne nous agaçait davantage que ce genre d’argument, car rien n’était plus contraire à l’esprit du 18 juin qui inspirait notre attitude. S’il avait fallu en 1940 subordonner les efforts à leur efficacité
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