Le camp des femmes
crainte quotidienne d’être prise pour la première fois une hallucinante obsession. Mais, comme si toutes les religions avaient leur Providence, toujours des hasards heureux vinrent me tirer des mauvais pas. La chance décupla les efforts d’une bonne volonté bien impuissante en pareils lieux, mais forte cependant du soutien d’un net impératif, impératif d’honneur et de dignité humaine par la simple pratique de la liberté : c’était toute notre mystique du 18 juin. C’est ainsi que je pus tenir, sans travailler, jusqu’au bout…
XVI
14 JUILLET AU BLOCK 21
Elles étaient arrivées le 15 juin 1944… Elles étaient hallucinées par cette découverte de Ravensbrück…
— … Puis (lxxxiv) ce fut l’infernal block… le 21… La salle commune où nous avions dû tenir 200. Nous y étions 600, dont 200 Françaises. Un tabouret pour 4… Une table de 8 pour 32… Il y avait des femmes partout (des fantômes de femmes !) sur les tables, sous les tables. Le moindre espace était âprement disputé et conquis sauvagement parfois. Nous avons vécu ces premiers jours dans un abrutissement total. Les plus vaillantes d’entre nous se taisaient, visage crispé, dents serrées. Un matin, Lise Ricol-London s’est approchée de moi. Ensemble nous avons regardé la salle, nos compagnes, leurs pauvres visages. Les plus âgées avaient lâché prise déjà et nous sentions qu’elles ne se raccrocheraient plus. « C’est la folie bientôt pour toutes, si ce régime continue. » Ensemble, avec quelques amies, nous avons décidé de reprendre, comme à Sarrebrück (Neuenbremm) le cycle des conférences, des causeries, des voyages décrits. Mais comment faire taire les Russes, les Polonaises, les étrangères pendant ces séances qui ne les intéresseraient pas ? Alors nous allons chanter !… Vite furent organisées ces matinées chantantes (nous étions en quarantaine, donc dispensées de travail). Il y eut les chants, les beaux chœurs de France, ceux de Russie, de Pologne. Les Allemandes internées demandèrent à participer elles aussi à ces concerts, puis se vexèrent que nous ne les laissions pas chanter les premières.
— Et ainsi, cahin-caha, « 14 juillet Ravensbrück » arriva ! Une grande matinée artistique était prévue. Les répétitions allaient bon train dans le « Waschraum » (lavabo) pendant les heures de fermeture obligatoire, et cela grâce à la complicité de notre Blockowa, Hilda Sinkova, une Tchèque dont le mari avait été fusillé. Elle donna toutes les possibilités pour la préparation de cette fête et ferma les yeux pour ne pas voir ce qu’elle devait ignorer. Denise Morin-Pons devint monitrice des danses et des chants. Juliette Duboc (notre Yvette) fut chef d’orchestre. Il fallait voir le visage rayonnant de nos jeunes au sortir de ces répétitions !…
— Matin de la Fête Nationale : il fut décidé que « l’appel » se ferait dans le plus grand silence, chose que n’avaient jamais pu obtenir nos plus sévères gardiennes. Notre tenue impeccable avait impressionné nos camarades étrangères : elles firent silence elles aussi. Cet « appel » extraordinaire nous avait ramenées chez nous… Le ciel était moins lourd… Il n’y avait plus de corbeaux… Nous entendions les clairons de chez nous, les canons de chez nous… Les clairons, les canons des jours de fête et de délivrance !
— Pendant l’appel, « Radio-Bobards » avait fonctionné. Qui avait pu l’entendre ? Qu’importe, puisqu’on l’avait entendu… Écoutez : « Paris est libéré… Sept divisions sont entrées dans la capitale ce matin… Le général Leclerc est à la tête de ses troupes… L’escadrille Normandie-Niemen est dans le ciel de Paris… De Gaulle est à Notre-Dame ! »
— « Radio-Bobards » n’avait pas menti.. Il avait devancé les événements… un peu… d’un grand mois seulement.
— Des tables furent poussées dans le fond de la salle pour constituer la scène. La fosse d’orchestre était sur le côté. Les parterres étaient vraiment par terre et il y avait là un tel entassement que, vous qui n’avez pas connu ça, vous ne pouvez l’imaginer : les prisonnières assises, genoux écartés, pour permettre aux autres d’en faire autant et de tenir plus nombreuses. Pitoyables maillons d’une chaîne de misère que nous allions oublier quelques heures. Les fauteuils « 1 re série » étaient les tabourets –
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