Le camp des femmes
été prises ; une fois les « tricoteuses » parties sans une crainte pour un appel matinal, n’étaient pas revenues, une autre fois des malades avaient disparu. Le « piquage » avait-il été important, on se dissimulait jusqu’au retour des travailleuses ; alors seulement on circulait sans danger.
— Mais un jour les travailleuses ne rentrèrent pas. Silence devant le block. Silence à l’intérieur. Nous nous risquons jusqu’à la fenêtre : des barbelés séparaient les blocks du fond de tout le reste du camp. Nos camarades camouflées dans le grenier redescendent. Conciliabule. Pourquoi ce vide total ? Avaient-ils l’intention de mettre le feu à notre block, l’un des plus pouilleux, était-ce le début d’une évacuation totale ? Une camarade découvre la blockowa enfin revenue et rapporte des précisions : le block était définitivement vidé de toutes les occupantes du matin. Ainsi nos camarades parties en colonne ne retrouveraient rien de leurs pauvres affaires et devraient, ce soir, disputer à des inconnues des quarts de paillasse dans un nouveau block.
— Nous pouvions encore rejoindre les colonnes de travail recrutées dans l’après-midi. Pouvions-nous rester ? La Blockowa allait recevoir des Juives hongroises et des Gitanes dans la nuit. La Blockowa acceptait notre présence clandestine, mais ne pouvait nous garantir un ravitaillement régulier. Désormais, n’étant plus comptées dans le camp, nous devrions nous cacher toujours et nous contenter des restes glanés pour nous dans d’autres blocks. Toutes, nous acceptâmes exultant de joie et de liberté, la liberté de disposer un instant de sa personne malgré les barbelés. Se trouvaient là avec les habituées du dessous de lit, Jacqueline d’Alincourt, Rosine Déréan, Annie Renaud, Noélla Peaudeau, Sylvie Girard et trois camarades hollandaises. Notre liberté, à vrai dire, n’était qu’un symbole, et pratiquement le choix délibéré de manger encore moins. Mais autour de nous on s’ingéniait. Des bidons de soupe supplémentaires arrivèrent. On truqua les comptes pour nous donner presque régulièrement un morceau de pain. On nous l’apportait parfois la nuit, quand nous dormions déjà : qu’il était bon, ce pain de réfractaire ! Les autres Françaises du camp nous avaient baptisées « le maquis du 27 » . D’où le cri de Kiki, notre bonne Stubowa : « Le maquis à la soupe ! »
— Malheureusement, les beaux jours des maquisardes ne durèrent pas. Il fallut quitter le fond pouilleux, mais sûr, du dortoir pour être exposées au troisième étage du Tagesraum, en première ligne en cas de « piquages » brusqués. Nous trouvions là, avec quelques bonnes Françaises comme M me Michel, M me Suzanne, M me Noguès, quelques autres dont le nom m’échappe, et une Russe de Paris, Ina ; des filles d’on ne sait quelle nationalité qui s’étaient aussi dérobées au départ, mais parce qu’elles avaient su qu’il s’agissait d’un mauvais transport ; d’incorrigibles voleuses, des prostituées dont l’une au moins d’origine allemande, une fille qui avait travaillé avec la Gestapo et fut arrêtée ensuite à Paris. La faim et notre situation hors de la norme, même de la norme du camp, développèrent les pires instincts ; on vit des femmes encore valides « chiper » le dernier morceau de sucre d’une vieille à l’agonie, des bandes de pillardes se constituaient et se disloquaient, par dénonciation, sitôt le coup fait. Filles de cafés-concerts de Bruxelles, de Bucarest ou d’Afghanistan rivalisaient de voracité, de poings et de ripailles, sous les invectives alternées de Nadia et de Lydia, grandes vedettes des sempiternelles bagarres.
— L’abri, en cas d’Alles Raus, était alors le grenier ; on s’y hissait à la moindre menace et l’on restait des heures en équilibre sur des poutres de 15 cm de large, souffle retenu, muscles contractés. Nous étions là plus de trente et parmi nous des filles dangereuses dont on pouvait toujours craindre une scène ou une dénonciation. Nous dépendions de leur fantaisie puisqu’elles étaient complices de notre Résistance.
— Finalement, on nous fit à nouveau figurer dans les comptes du block en grossissant un peu un fort contingent d’arrivantes. Bien des indésirables repartirent en colonne et je pus regagner le dortoir.
— Ce perpétuel camouflage, ce fut sans doute une épreuve nerveuse, et cette
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