Le camp des femmes
détendre un peu et de se sentir moins isolées, se groupaient. Cela facilitait infiniment le travail de distribution de la Blockowa car elle commençait à vider ses bidons du côté des « Françouzes », elle en remuait le moins possible le contenu. On nous versait à peine une louche de mauvais jus, vaguement gras, qui nous laissait un goût amer pour toute la journée, et, au fond, mais alors tout au fond de l’assiette, on rencontrait, par hasard, quelques légumes qui devaient vraiment se demander ce qu’ils faisaient là. Le « rab » bien entendu, nous était rarement distribué : nous eûmes quelquefois cette chance inespérée.
À une heure moins un quart, trois sonneries successives se faisaient entendre. À la troisième, l’usine se remettait en marche jusqu’à sept heures du soir.
À sept heures moins vingt, vite nous commencions à ranger les outils, les machines. Les « meisters » sortaient de leur tiroir leur inséparable serviette de cuir, changeaient de chaussures et allaient à la toilette qui leur était réservée, pour fumer quelques cigarettes. La chaîne des ailes qui, quelques instants auparavant, était parsemée de bouts de ferrailles, d’écrous, de vis, de rivets, de bohrers cassés, se trouvait comme par enchantement rangée, nettoyée, astiquée même.
À sept heures moins dix, autre sonnerie, et cinq par cinq, impeccablement, nous nous rangions devant la « führerin » et le « kommandant ». Lui, restait immobile et nous toisait de son regard plein de morgue ; elle nous comptait et nous recomptait, suivie des Aufseherinnen. Puis la kommandante revenait près du kommandant et, lui faisant le salut hitlérien, lui remettait la liste des ouvrières qui se trouvaient à l’appel du soir ou qui se trouvaient au « Revier ». Les Aufseherinnen remettaient à leur tour le compte rendu de la journée, c’est-à-dire les numéros des filles à schlaguer. Enfin, la « Blockowa » arrivait, papier à la main, où se trouvaient les numéros des prisonnières qui avaient mal fait leur lit (couvertures pas assez tirées, ou bien refus d’obéissance). Lorsqu’il s’agissait d’une Française, puisque nous ne parlions pas allemand, nous avions recours à notre « dolmetscherin » (interprète). Ce métier, peu agréable, a valu bien des tourments à notre chère amie M me F., qui finissait par ne plus savoir ni quoi dire, ni comment faire pour nous venir en aide. Elle n’échappait pas à la fureur des S.S. et, bien que n’ayant rien fait de répréhensible, elle recevait, en général, une bonne distribution de claques.
Les filles appelées sortaient des rangs, se mettaient les unes à côté des autres, devant nous, et attendaient patiemment de pénétrer dans le bureau du kommandant pour recevoir les coups promis. Bien souvent, elles n’échappaient pas à la suppression de la soupe.
En général, l’appel de sept heures terminait le travail des « tageschichte » équipe de jour, et commençait le travail des « nachtschichte » équipe de nuit.
Si, dans l’ensemble, le travail était satisfaisant, l’appel ne durait pas plus de vingt à trente minutes. Mais tous les prétextes étaient bons pour que l’appel durât plus longtemps, et souvent, très souvent hélas ! nous restions là, plantées comme des piquets, pendant de longues heures. Puis venait la seconde distribution de soupe. On se remettait en rangs deux par deux, distribution toujours aussi pénible qui était fréquemment interrompue par des alertes. À ce moment, tout s’éteignait. Les sirènes se mettaient à hurler. L’équipe de nuit qui venait de prendre le travail courait dans les abris situés du côté opposé.
Quant à nous, nous nous bousculions comme des forcenées. Si une fille tombait, il était absolument inutile qu’elle cherchât à se relever car le flot ininterrompu ne pouvait plus s’arrêter. Il avançait corps contre corps, tâtonnant dans l’obscurité afin de pouvoir joindre l’escalier qui était fort difficile à descendre. Celles qui tenaient la rampe étaient sauvées, mais les autres se trouvaient poussées vers le mur opposé. Elles étaient affreusement écrasées, se cognaient au mur, perdaient la pauvre boîte qu’elles tenaient dans leurs mains salies par le travail. Le petit sac destiné à recevoir le minuscule morceau de pain, qu’elles avaient fabriqué avec tant de difficulté, leur était arraché.
On entendait des cris, des
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