Le camp des femmes
stand n° 1, l’aile gauche des Messerschmidt 109 est réduite à sa plus simple expression. Il n’y a rien. Mes camarades françaises apportent l’arbre central de l’aile qui pèse plus de quatre-vingts kilos où, petit à petit, se trouveront fixées les pièces qui formeront l’aile de ces maudits avions.
Aux stands 6, 7, 8, 9, 10 marchent les perforeuses.
Une huitaine de prisonnières à chaque stand percent l’aile en tous sens ; de petits filaments brillants s’en échappent en tourbillonnant. Si vous les recevez sur le visage ou les mains, cela vous brûle un peu. De temps à autre, une poussière de duralumin est projetée dans l’œil de l’ouvrière. On en profite pour aller au « revier ». Là, selon l’humeur des deux prisonnières qui, étant étudiantes en médecine, ont été choisies pour nous soigner, on se repose un peu, surtout si les Aufseherinnen de service ne nous ont pas accompagnées. Alors on profitera de ces quelques minutes de répit pour faire un brin de causette.
Du stand n° 11 au stand n° 18, on entend un vacarme épouvantable : on pose des rivets. C’est effrayant ! Impossible de parler, même en hurlant. Tout le monde s’agite, se bouscule, s’attrape, on se fait comprendre par signes. On dirait une troupe de singes.
Du stand n° 19 au stand n° 28, on pose encore quelques rivets mais ils servent surtout à fixer les plaques de duralumin afin que l’aile soit totalement lisse et recouverte.
Dans les derniers stands, on procède à la pose des fils électriques, radio, chauffage, glaces transparentes en matière plastique.
Enfin, quand l’aile atteint le stand n° 36, elle est terminée.
Les ingénieurs allemands, les directeurs de l’usine qui, pour la plupart, ne valent pas mieux que les S.S., sont groupés autour de l’aile, promenant de droite à gauche leur lampe portative et leur petite glace qu’ils utilisent comme rétroviseur.
Ils caressent l’aile du bout des doigts, ces ailes maudites qui, pour eux, semblent être le bien le plus précieux qui soit.
C’est le moment de vous présenter « La Violette », car je crois que toutes mes camarades ne me pardonneraient pas si j’omettais de parler de ce triste individu. « La Violette », ainsi nommé parce qu’il répandait des effluves de ce parfum, fut pour nous un ennemi dangereux, méchant et sournois. Grand, mince, le regard froid et cruel, il nous terrorisait, nous faisait travailler sans relâche. S’il ne nous frappait pas lui-même, c’est que parait-il, il n’en avait pas le droit, mais il se vengeait en nous faisant battre comme plâtre par les S.S.
Les S.S. étaient des brutes et des lâches mais ne connaissaient en rien notre nouveau métier, et dès l’instant qu’ils nous voyaient travailler, ils pensaient que nous faisions de la bonne besogne ; ils ne nous harcelaient pas. Mais lui, « La Violette » , l’ingénieur des usines Heinkel, lui, connaissait bien la question et ne manquait jamais de faire son rapport auprès des S.S. qui savaient bien nous faire comprendre que ce travail épuisant devait être fait consciencieusement, même s’il était au-dessus de nos forces.
Je vous laisse le choix entre les diverses punitions qui nous étaient irrémédiablement infligées : ou bien la « schlague » ou les « appels » debout dans le froid, qui, je vous l’assure, pouvaient durer dix heures, ou bien encore l’éternelle privation de la soupe.
Enfin, l’aile quittait le stand n° 36, et les rails où elle avait glissé parmi tant de mains, procurant tant de travail, de fatigue, d’émotions et surtout de claques à des centaines de malheureuses filles. Afin de lui redonner son équilibre, nous la montions sur une sorte de plateau à roulettes que nous poussions jusqu’à l’atelier de peinture. Cet atelier de peinture occupait la largeur du hall à son extrémité à droite. Le toit était une verrière et il y faisait assez chaud. Mes camarades plaçaient l’aile horizontalement et commençaient à la poncer énergiquement, puis elles l’enduisaient d’une sorte de mastic grisâtre. À ce moment, les ailes étaient attachées les unes aux autres à la queue leu leu. Elles étaient tirées par un câble, qui les faisait avancer tout doucement entre deux hautes plaques métalliques munies de projecteurs qui les séchaient. Quelquefois, bien rarement hélas ! nous arrivions à nous incruster entre deux ailes, et nous profitions du quart
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