Le camp des femmes
entourées par une Gitane qui ronge un os qui pue, par une Russe qui se mouche et crache par terre, par une Polonaise qui croque des épluchures de rutabagas, qui mâchonne elle aussi, qui crache par terre ; cela sent mauvais, quelle horrible promiscuité…
Il est à peine six heures. Encore une heure à attendre. Les Aufseherinnen passent devant nous, derrière nous, entre les rangs. Quelques camarades font le signe de croix ; elles prient. Moi aussi, je pense aux miens ; ma pensée s’évade malgré le bruit, les hurlements, la lumière crue des projecteurs. Je revois ma petite fille me disant : « Au revoir » pour la dernière fois. Comme elle était mignonne avec son petit manteau rouge, ses petits gants blancs, ses jolies boucles brunes ! « Embrasse bien fort papa, pour moi…» me disait-elle.
Pauvre petite, son papa était arrêté ; elle ne le savait pas encore… Mon mari, qu’est-il devenu… Où est-il ?… Arrêté cinq jours avant moi, à Paris, qu’ont-ils pu en faire ?
Je ne l’ai jamais trouvé à aucun interrogatoire rue des Saussaies. Pourvu, mon Dieu ! qu’ils ne l’aient pas tué !… Courage, mon chéri… aie du courage, toi aussi… il faut tenir où que tu sois… quoi qu’ils te fassent.. courage, courage, courage…
Imperceptiblement, une larme suivie d’une autre et de bien d’autres me viennent aux yeux. Comme c’est doux de revoir tous ceux que l’on aime à travers ce voile si fragile. Et doucement, on essuie son visage. Tout à coup, une gifle formidable s’abat sur votre tête, vous en tombez presque par terre car vous ne vous y attendiez pas. La kommandante vient de passer et vos bras n’étaient pas le long de votre corps décharné. En quelques secondes, vous revenez brutalement à la réalité.
Il est six heures et demie.
Devant nous, la chaîne des ailes d’avions, avec ses puissants projecteurs, ses tuyaux à air comprimé, ses marteaux pneumatiques qui font un vacarme effroyable, et ses perforeuses de toutes dimensions.
Nos camarades, celles qui ont travaillé toute la nuit, se hâtent, la chaîne va tourner dans une dizaine de minutes. Elles commencent à nettoyer par terre, à ranger les tuyaux, les outils. Sonnerie. La chaîne tourne.
Sept heures moins dix ; les machines s’arrêtent. Quel silence !
Un coup de sifflet. Les prisonnières se mettent en rangs, toujours cinq par cinq ; elles marchent. Elles sont moins nombreuses que nous, car pendant la nuit, la chaîne des ailes, seule, fonctionne. Elles se rangent toutes devant nous et, mortes de fatigue, de faim, de froid, elles se mettent au garde-à-vous impeccablement lorsque la kommandante passe la revue.
Alors un hurlement retentit : « Arbeit ! arbeit ! schneller mensch ! »
Nous faisons un demi-tour sur la gauche et défilons en rangs jusqu’à notre travail. Les unes s’arrêtent aux ailes et reprennent immédiatement les places que nos camarades viennent de quitter. Les autres montent un petit étage composé de deux fois neuf marches : c’est la manutention ; elle borde tout le plus long côté de l’usine. C’est là que se fabriquent les pièces détachées que l’on pose sur les ailes. D’autres encore se dirigent à l’extrémité gauche de l’usine, à la soudure ; elles sont une vingtaine. Vite elles mettent leurs lunettes noires. Elles sont assises, un long fil de cuivre dans leur main droite tandis que de leur main gauche elles tiennent la pièce à souder. Une petite flamme venant du tuyau à gaz fera dans quelques instants une étincelle brillante.
Au-dessous de la galerie, des femmes et des femmes travaillent ; elles percent de longs tubes, mettent des rivets, manœuvrent avec dextérité de lourdes machines fort compliquées, comme si elles n’avaient fait que cela depuis leur enfance.
Il est vrai que l’on apprend vite un métier avec les S.S. et cela vaut mieux pour les pauvres déportées dont la vie est en jeu si elles n’exécutent pas le travail qui leur est confié avec tout le soin qu’ils en attendent. Moi, je suis aux ailes. Les rails où glissent les ailes se trouvent au centre de l’usine et vont d’un bout à l’autre du bâtiment. D’un côté il y a dix-huit stands, du n° 1 au n° 18, puis l’aile pivote et revient à son point de départ en suivant le deuxième rail, du stand n° 19 au n° 36.
Il serait fastidieux d’énumérer le travail qu’on accomplit dans chaque stand ; je vous dirai seulement qu’au
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