Le Capitaine Micah Clarke
à son engagement.
Il a abandonné cette pauvre femme à la mort par la faim. Mais il me
paiera cela. Il me croit sur l'Atlantique. Si je marche sur Londres
avec ces braves garçons, je dérangerai l'harmonie de sa pieuse
existence jusqu'à ce jour… Je me contenterai des cadrans solaires,
et ma montre ira aux mains de la mère Butterworth. Bénis soient ses
amples seins ! J'ai goûté de bien des liquides, mais je
parierais volontiers que le premier de tous était le plus
salutaire. Eh bien ? Et vos lettres ? Vous avez eu des
froncements et des sourires comme un jour d'Avril.
– En voici une de mon père, à laquelle ma mère
a ajouté un mot, dis-je. La seconde est d'un vieil ami à moi,
Zacharie Palmer, le charpentier du village. La troisième est de
Salomon Sprent, un marin retiré, pour qui j'ai de l'affection et du
respect.
– Voilà un rare trio de porteurs de nouvelles,
Clarke. Je voudrais connaître votre père. D'après ce que vous
dites, ce doit être un solide bloc de chêne anglais. Je disais, il
n'y a qu'un instant, que vous ne connaissiez guère le monde, mais
vraiment il peut se faire que dans votre village on voit l'humanité
exempte de tout vernis, et qu'ainsi on en vienne à mieux voir le
bon côté de la nature humaine. Avec ou sans vernis, le mauvais
finit toujours par percer à jour. Or, sans aucun doute, ce
charpentier et ce marin se montrent tels qu'ils sont. On peut
connaître, pendant toute la durée d'une existence, mes amis de la
cour sans jamais pénétrer jusqu'à leur nature réelle, et peut-être
aussi se trouverait-on mal récompensé de cette recherche.
Peste ! voilà que je deviens philosophe, ce qui fut toujours
le refuge de l'homme ruiné. Qu'on me donne un tonneau, je le
mettrai sur la Piazza de Covent-Garden, et je serai le Diogène de
Londres. Je ne demande pas à redevenir riche, Micah ! Que dit
donc le vieux couplet :
Notre argent ne sera pas notre maître,
Et ne nous traînera pas à Goldsmith Hall.
Ni pirates ni naufrages ne peuvent nous effrayer,
Nous qui ne possédons point de domaines,
Qui ne redoutons ni pillages ni impôts,
Qui n'avons nul besoin de fermer nos portes à clef.
Quand on est à terre, on ne risque plus de tomber.
« Ce dernier vers ferait une jolie devise
pour un asile de mendiants.
– Vous allez réveiller Sir Stephen, dis-je
pour le mettre sur ses gardes, car il chantait à tue-tête.
– Pas de danger. Lui et ses apprentis
s'exerçaient au sabre dans le hall, lorsque je l'ai traversé. C'est
un coup d'œil qui en vaut la peine. Le vieux qui bat du pied, qui
brandit son arme et crie : Ha ! en l'abaissant.
Mistress
Ruth et l'ami Lockarby sont dans la chambre aux
tapisseries. Elle est occupée à filer, et lui à lire à haute voix
un de ces divertissants ouvrages qu'elle aurait voulu me voir lire.
M'est avis qu'elle a entrepris de le convertir, et cela finira
peut-être en ceci : que c'est lui qui la convertira de fille en
femme mariée. Ainsi donc vous allez trouver le Duc de
Beaufort ! Eh bien, je serais charmé de faire le voyage avec
vous, mais Saxon ne voudra rien entendre, et je dois m'occuper
avant tout de mes mousquetaires. Que Dieu vous ramène sain et
sauf ! Où sont ma poudre au jasmin et ma boite à
mouches ? Lisez-moi vos lettres, s'il y a quelque chose
d'intéressant. J'ai cassé le cou à une bouteille, à l’auberge, en
compagnie de notre vaillant colonel, et il m'en a dit assez long
sur votre intérieur à Havant pour me faire désirer de le mieux
connaître.
– C'est un intérieur un peu sérieux,
dis-je.
– Non, j'ai l'esprit tourné aux choses
sérieuses. Allez-y, quand même il y aurait là toute la philosophie
platonicienne.
– Celle-ci est du vénérable charpentier qui a
été pendant de longues années mon conseiller et mon ami. Cet homme
est religieux sans rien du sectaire, philosophe sans être attaché à
un parti, affectueux sans faiblesse.
– Un modèle, vraiment, s'écria Sir Gervas,
occupé à manier sa brosse à sourcils.
– Voici ce qu'il dit, repris-je.
Puis, je me mis à lire la lettre même que je
vous transcris maintenant :
« Ayant appris par votre père, mon cher
garçon, qu'il y avait quelque possibilité de vous faire parvenir
une lettre, j'ai écrit celle-ci, que je vous envoie par les soins
du digne John Packingham, de Chichester, qui part maintenant pour
l'Ouest.
« J'espère que vous êtes sain et sauf,
avec l'armée de Monmouth, et que vous y avez obtenu un
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