Le cercle de Dante
conférences éducatives aux anciens soldats, mais ceux-ci ne connaissaient leur existence que par le bouche-à-oreille.
Holmes et Lowell avaient déjà sillonné tout le quart sud de la ville dans l’attelage de Pike, réquisitionné pour l’occasion. Pendant qu’il attendait ces messieurs, le cocher faisait passer le temps en partageant des carottes avec ses vieilles juments. Il en croquait un morceau, la présentait à l’une de ses bêtes, la présentait à l’autre et recommençait la tournée, en comptant le nombre de bouchées nécessaires à un homme et deux bêtes pour venir à bout d’une carotte de taille moyenne. Le prix qu’on le payait pour ces courses ne compensait pas son ennui. Avec la perspicacité des gens qui vivent auprès des animaux, il se doutait que ses passagers lui racontaient des histoires quand il les interrogeait sur leurs pérégrinations, et ça le mettait mal à l’aise. Holmes et Lowell finirent par louer une calèche à un seul cheval, dont le maître et la bête s’endormaient dès qu’ils étaient au repos.
Le dernier foyer à recevoir leur visite, l’un des mieux tenus, était installé dans une église unitarienne désaffectée, victime de la longue bataille avec les congrégationalistes. Ce foyer-là possédait des tables, et on y servait un repas chaud quatre fois par semaine. Le dîner touchait à sa fin et les soldats commençaient à entrer dans l’église pour assister au prêche.
« C’est bondé, commenta Lowell en passant la tête dans la chapelle où les bancs se remplissaient rapidement d’uniformes bleus. Allons nous asseoir. Au moins, ça nous reposera les jambes.
— Vraiment, Jemmy, je ne vois pas l’intérêt. Rendons-nous plutôt au foyer suivant.
— C’est le dernier pour aujourd’hui. Le prochain sur la liste n’est ouvert que le mercredi et le dimanche. »
Holmes regarda un soldat traverser la cour dans un fauteuil roulant, poussé par un jeune gars tout juste sorti de l’adolescence. L’invalide avait deux moignons à la place des jambes, son camarade les lèvres complètement rentrées : il devait avoir attrapé le scorbut et perdu toutes ses dents. Ce triste aspect de la guerre, les gens ne pouvaient le connaître s’ils se contentaient de lire les comptes rendus d’officiers ou les reportages de journalistes.
« À quoi bon fouetter une haridelle si elle ne peut plus avancer, mon cher Lowell ? Ne restons pas comme Gédéon {38} à regarder les soldats se désaltérer à l’eau du puits. Cela ne nous en apprendra pas plus qu’un test d’albumine ne révèle un Hamlet ou un Faust. Je ne puis m’empêcher de penser que nous devrions trouver un nouvel angle d’action.
— Ah, vous faites bien la paire avec Pike, monsieur le grincheux ! répondit Lowell en secouant la tête. Ne perdez pas espoir, nous nous en sortirons. Pour l’instant, contentons-nous de décider si nous restons ici ou si nous nous faisons reconduire au Corner.
— Hé, vous, là ! Z’êtes des bleus dans le secteur ? » les interrompit un soldat borgne, à la peau recousue et fortement grêlée.
Surpris et déconcertés, Holmes et Lowell gardèrent le silence, se cédant mutuellement la préséance pour répondre à cet homme. Le gaillard, engoncé dans un uniforme d’apparat qui ne devait pas avoir vu le teinturier depuis le début de la guerre, fit passer sa pipe d’un côté à l’autre de sa bouche et entreprit de se frayer un chemin à l’intérieur de l’église. Il ne se retourna que pour grommeler sur un ton vexé : « Faites excuses. Je m’disais que vous étiez p’t-être entrés ici pour écouter la causerie sur Dante. »
Pendant un moment, Holmes et Lowell se crurent tous deux la proie d’une hallucination. Lowell réagit le premier.
« Halte là, mon ami ! »
S’élançant de concert dans la chapelle, les deux poètes se retrouvèrent plongés dans la pénombre, face à une mer d’uniformes dans laquelle il était bien impossible de reconnaître l’amateur de Dante.
« Vos têtes ! » hurla méchamment un soldat, les mains en porte-voix.
Holmes et Lowell cherchèrent des yeux des sièges vides côte à côte. N’en trouvant pas, ils prirent place sur des bancs différents, de part et d’autre de la nef. Se retournant dans tous les sens, ils s’employèrent à scruter les visages, Holmes surveillant la porte au cas où le gaillard tenterait de s’échapper, Lowell détaillant les visages émaciés
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