Le cercle de Dante
l’entends, moi. On dit que le foyer va fermer pour l’hiver. M’est avis qu’y rouvrira pas de sitôt, entre nous soit dit. Les foyers et les estropiés, ça rappelle trop le mal qu’on a tous commis. »
Rey et Holmes allèrent trouver l’ancien diacre de l’église. Il confirma les dires du concierge et déclara qu’il ne tenait pas le registre des personnes fréquentant le foyer. Tous les soldats dans le besoin y étaient accueillis, indépendamment de leur bataillon ou de leur ville d’origine. L’établissement ne se limitait pas à prêter assistance aux plus démunis, même si c’était clairement l’un des buts visés, son objectif premier était d’offrir aux esseulés un lieu où se retrouver entre gens capables de se comprendre. Le diacre connaissait plusieurs soldats par leur nom et même, pour certains d’entre eux, le numéro de leur régiment. Rey lui décrivit l’homme qu’ils recherchaient. Le directeur secoua la tête.
« Les soldats se connaissent les uns les autres bien mieux que nous ne les connaissons. Dans leurs agissements, ils donnent souvent l’impression de former un pays dont ils sont les seuls habitants. Mais je me ferai un plaisir de noter pour vous les noms de ceux dont je me souviens. »
Il s’exécuta avec lenteur en s’arrêtant de longs moments pour mordiller le bout de sa plume. Holmes le regardait faire, en proie à une exaspération grandissante.
Dans la soirée, Lowell, aux rênes de l’attelage de Fields, conduisit à Riverside Press l’éditeur et Longfellow. Le démon rouquin les y attendait, monté sur une vieille jument pie, maudissant ces gens qui allaient faire attraper la maladie de Carré à sa bête. En effet, une épidémie menaçait la ville, à en croire les affiches placardées par le bureau de la santé chargé de la surveillance des écuries. Il s’engagea à bonne vitesse dans de petites rues et déboucha sur des pâtures sans éclairage. Le chemin cahoteux et recouvert de givre faisait de tels méandres que même Lowell, qui connaissait Cambridge comme sa poche, était désorienté et ne gardait son cap qu’en se concentrant sur le bruit des sabots devant lui.
Arrivé sur l’arrière d’une modeste maison de style colonial, le démon ralentit l’allure. Quelques mètres plus loin, il fit faire demi-tour à son cheval et attendit la voiture.
« Voilà. C’est là que j’ai apporté les épreuves. J’les ai glissées sous la porte de derrière, comme on m’avait dit.
— À qui est cette maison ? demanda Lowell.
— Le reste, à votre guise, mes pigeons ! » ricana Colby.
Piquant des deux, il partit au galop sur la terre gelée.
Muni d’une lanterne, Fields précéda ses compagnons jusqu’à la porte de service.
« Pas une lampe ne brûle à l’intérieur, dit Lowell qui avait gratté le gel sur une vitre.
— Allons regarder l’adresse sur la façade, Lowell, chuchota l’éditeur. Nous reviendrons avec Rey. Cette canaille de Colby nous a peut-être joué un tour, c’est un voleur. Il a très bien pu poster des amis à lui dans les parages dans le but de nous détrousser.
— Non, répondit Lowell. Ne perdons pas une minute. Le monde semble se liguer contre nous. Qui sait si, demain matin, la maison ne sera pas envolée.
— Fields a raison, mon cher Lowell, chuchota Longfellow sur un ton pressant. Il faut agir sur la pointe des pieds. »
Mais Lowell s’était mis en tête d’entrer et claquait le heurtoir en laiton. Ne recevant pas de réponse, il se mit à marteler la porte de ses poings.
« Ohé, il y a quelqu’un ? »
Il donna un coup de pied à la porte qui s’ouvrit toute grande, à sa stupéfaction.
« Et voilà ! Vous voyez ? Le ciel nous est favorable.
— Enfin, Jemmy, nous ne pouvons pas entrer chez des gens par effraction ! dit Fields. Nous allons terminer la soirée au bloc. C’est peut-être la maison de notre Lucifer.
— Dans ce cas, nous le traînerons jusqu’à la police ! » répondit Lowell en prenant la lanterne des mains de l’éditeur.
Laissant à Longfellow le soin de surveiller le landau, Fields suivit Lowell à l’intérieur. Ils s’enfoncèrent dans le corridor sombre et froid, frissonnant au plus léger craquement. Le vent qui s’engouffrait par la porte d’entrée restée ouverte agitait les tentures de pirouettes fantomatiques. La maison avait l’obscurité épaisse et palpable que l’abandon imprime aux lieux. Certaines pièces
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