Le cercle de Dante

étudiant ? Ce Lowell-là s’inclinerait-il aujourd’hui devant Manning et la Corporation ? Mais vous devez leur tenir tête au nom des futurs génies de l’Amérique, sinon ils…
    — Ma décision n’a rien à voir avec ces tristes sires. Il se trouve qu’à l’heure actuelle une affaire requiert toute mon attention. Je ne peux me permettre d’être dérangé par des cours pratiques. Mais je donne toujours mes conférences.
    — Un chat d’appartement ne fera pas l’affaire quand on a besoin d’un tigre du Bengale ! »
    Jennison brandit le poing, satisfait de son image somme toute poétique.
    « Ce n’est pas de mon ressort, Jennison. Je ne sais pas comment on tient en main des hommes tels que nos fellows. À chaque pas, on tombe sur un paresseux ou un cancre !
    — Le monde des affaires est-il si différent ? » rétorqua le marchand. Et d’ajouter avec un sourire carnassier : « Je vais vous dire mon secret, Lowell : faire du chambard jusqu’à obtenir ce que l’on souhaite. C’est ça, le truc. Vous savez ce qui compte et ce qui doit être fait. Que le reste aille au diable ! conclut-il ardemment. Maintenant, si je peux vous aider dans votre combat d’une façon ou d’une autre… »
    Comme Jennison retroussait le bas de son gilet pour dégager le gousset pendu à sa ceinture, Lowell fut tenté, l’espace d’une seconde, de tout lui raconter, de le supplier de l’aider, sans bien savoir pourquoi. Peut-être parce qu’il n’était pas loin de prêter des pouvoirs surnaturels aux gens heureux en affaires, lui qui ne comprenait rien à la finance et investissait systématiquement dans des placements malheureux. Mais il se ravisa.
    « J’ai déjà recruté plus d’alliés que ma bonne conscience ne m’y autorise, répondit-il en tapotant l’épaule du millionnaire. Mais je vous remercie. Et puis, certain étudiant sera ravi de ce répit loin de Dante. Le jeune Mead, pour ne pas le nommer.
    — Toute bataille importante requiert de puissantes alliances », répliqua Jennison.
    Il était déçu, visiblement. Ses traits semblèrent indiquer qu’il eût volontiers révélé certaine chose, mais ne le pouvait pas. Il ajouta cependant :
    « J’ai bien observé le Dr Manning : il n’arrêtera pas sa campagne. Alors, ne baissez pas les armes. Ne gobez pas un mot de ce qu’ils vous diront. Souvenez-vous de mes paroles. »
    Le rappel des batailles menées pendant tant d’années pour conserver ses cours au programme plongea Lowell dans un état de sombre ironie. Plus tard dans la journée, il avait toujours le cœur empli de ce trouble étrange, lorsqu’il franchit la barrière blanche d’Elmwood pour se rendre chez Longfellow.
    « Professeur ! »
    Se retournant, il aperçut un étudiant en tunique noire accourant vers lui, coudes au corps et les lèvres serrées.
    « Monsieur Sheldon ? Que faites-vous ici ?
    — Je dois vous parler immédiatement », haleta l’élève de première année.
    Longfellow et Lowell avaient passé la semaine à établir de mémoire la liste de tous les étudiants inscrits à leurs séminaires sur Dante, ne voulant pas consulter les registres de l’université par crainte d’attirer l’attention. La tâche avait été particulièrement ardue pour Lowell qui ne tenait pas ses fichiers à jour et ne se rappelait qu’une poignée de noms pour chaque semestre. D’après ses calculs, ses deux étudiants actuels, Edward Sheldon et Pliny Mead, pouvaient être lavés de tout soupçon car ils suivaient un cours chez lui, à Elmwood, à l’heure où le révérend Talbot avait été assassiné.
    « J’ai trouvé ça dans mon casier, professeur ! Est-ce une erreur ? »
    Lowell jeta un coup d’œil indifférent à la notice que Sheldon lui fourrait dans la main.
    « Non. Des affaires nécessitent que je me libère un peu, une semaine environ. Je suis persuadé que vous êtes assez occupé vous-même pour tenir Dante à l’écart de vos pensées pendant quelque temps. »
    Sheldon secoua la tête d’un air consterné.
    « Mais qu’adviendra-t-il du cercle d’admirateurs dont vous nous parlez constamment ? Ce cercle qui doit s’agrandir enfin et soulager Dante de son errance ? Vous n’avez pas cédé à la Corporation, professeur ? demanda-t-il sur un ton insistant. Vous n’êtes pas fatigué de nous enseigner sa philosophie ? »
    À cette question, Lowell ne put réprimer un frisson.
    « Je ne connais pas un homme de